Il fut rappelé à la réalité par son porteur qui se plaignit de son manque d’équilibre.
Quelques heures plus tard, ils parvenaient à un grand campement de tentes, réparties sur une immense Bokht au centre d’une cuvette.
Leur apparition déclencha l’effervescence.
– Pas fâché d’arriver, grommela Guillemot. Ça donne vraiment mal au cœur d’être sur le dos de quelqu’un qui marche en se dandinant !
– Ça ne va pas ? lui demanda Kyle hilare. Tu es tout blanc !
– Et ton œil, il va être tout noir dans une seconde si tu n’arrêtes pas tout de suite de te moquer de moi !
– Au lieu de te plaindre, pense à celui qui te portait sur ses épaules !
Pendant qu’ils se chamaillaient gentiment, heureux du dénouement de leur aventure, un attroupement s’était constitué autour d’eux. Sortant des rangs, un homme très grand et très maigre, enroulé comme les autres dans une étoffe bleue, prit Kyle dans ses bras et le serra contre lui. Le garçon lui dit quelques mots et l’homme se tourna dans la direction de Guillemot :
– Tu as aidé mon fils à s’enfuir. Ma tribu est ta tribu.
Il avait parlé en ska, d’une voix posée et grave. Guillemot en déduisit qu’il devait être l’un des trois chefs des Hommes des Sables, et par conséquent l’un des trois pères de Kyle. Des hommes, des femmes et des enfants se pressèrent autour de lui et lui firent fête. On le conduisit jusqu’à l’une de ces grandes tentes qui ressemblaient à des huttes. On le fit asseoir, et on lui apporta de quoi manger et boire.
Quelque temps plus tard, Kyle le rejoignit. Ses chaînes avaient été enlevées et il portait le vêtement des Hommes des Sables, à ce détail près que le bleu foncé était accompagné de rouge sang et de blanc.
– Les trois tribus sont miennes, expliqua le garçon qui avait fière allure dans sa nouvelle tenue. C’est normal que je les honore toutes les trois en portant leurs couleurs.
– Bon, maintenant, quel est le programme ?
– Ah ! oui, fit Kyle, s’arrachant à ses pensées. Eh bien, ce soir, la tribu donne une fête en ton honneur.
– Bon, très bien. Mais… est-ce que demain quelqu’un pourra me mettre sur la route de Yâdigâr ? Ne m’en veux pas de jouer le rabat-joie, mais les jours passent et je n’ai que peu de temps.
– Je te conduirai moi-même, le rassura Kyle. Mais je ne sais pas si c’est une très bonne idée. Yâdigâr est assez mal fréquentée.
– Ce n’est peut-être pas une très bonne idée, reconnut Guillemot, mais c’est bien la seule.
– Bah ! on verra ça demain, lui dit Kyle. Pensons plutôt à la fête !
Guillemot convint qu’il avait raison et retrouva son sourire.
– De quoi vit ton peuple ? demanda Guillemot à Kyle qui se trouvait assis à côté de lui sur l’un des petits tabourets de bois et de peau disposés autour de la grande table basse où s’amoncelaient boissons et nourriture.
La nuit était tombée, et la fête, débordant de chaque côté de la Bokht sur le désert endormi, battait son plein. Des filles de leur âge exécutaient des danses du désert. Non loin, sous les encouragements, un homme tirait des sons magnifiques d’une flûte en métal noir.
– Mon peuple vit essentiellement du commerce des Gambouris, ces cristaux pourpres en forme de fleur que l’on trouve dans le sable du désert, répondit Kyle après un moment de silence. Cela lui permet de s’acheter ce dont il a besoin pour subsister. Il peut ainsi poursuivre son existence nomade, de Bokht en Bokht, de point d’eau en point d’eau.
– Je vous envie, soupira Guillemot. Vous avez l’air heureux.
– Tu sais, tout n’a pas toujours été comme cela, reprit Kyle. On raconte chez les Hommes des Sables qu’autrefois, il y a bien longtemps, nos tribus appartenaient à un peuple qui voyageait de Monde en Monde, comme nous le faisons-nous de puits en puits. Un jour, les trois tribus, qui alors n’en faisaient qu’une, se trouvaient dans le Monde Incertain. Le Passeur, celui qui savait comment on changeait de Monde, mourut brutalement, emportant son secret avec lui. C’est depuis cette époque que nous serions condamnés à vivre dans ce désert dangereux.
– C’est une belle histoire ! s’emballa Guillemot. Mais est-ce seulement une histoire, ou bien un événement qui s’est réellement passé ?
– Personne ne le sait. Mais nous avons conservé quelque chose de ces temps très anciens : la cérémonie de la Lune Morte. Tu verras ça ce soir, c’est bientôt l’heure. Le cycle a commencé.
Les deux garçons bavardèrent encore un moment. Puis la flûte se tut ainsi que les chants et les rires.
A l’appel de leur chef, les membres de la tribu se levèrent et se regroupèrent sous le ciel étoilé. Ils se prirent tous la main. En tête, la longue silhouette du chef commença à adopter différentes positions que les autres imitaient à tour de rôle. On aurait dit que le cordon humain était animé d’une vie propre, comme un serpent. Puis l’homme se mit à entonner une mélopée sourde, avec des mots que plus personne ne comprenait depuis longtemps, ainsi que Kyle l’avait avoué. L’étrange rituel dura une dizaine de minutes, puis chacun retourna à ses occupations et la fête reprit.
– C’est notre façon à nous de ne pas tout oublier du lointain passé, expliqua Kyle en reprenant sa place sur le tabouret.
Mais Guillemot ne l’écoutait plus.
Il avait ouvert son carnet à la couverture de cuir noir, et il notait fébrilement tout ce qu’il avait vu et entendu lors de la cérémonie.
35
35 YÂDIGÂR
Tôt le lendemain de la fête, encore engourdi par le sommeil, Guillemot grimpa sur les épaules d’un marcheur du désert et se mit en route, escorté par quelques hommes de la tribu bleue et par Kyle, comme les autres, chaussé de raquettes de pierre.
– Beurk ! grimaça l’Apprenti qui supportait mal les balancements imposés par la démarche de son porteur.
– Tu n’aurais pas dû boire tant de cidre de pommes aigres, hier, se moqua Kyle.
– Fiche-moi la paix ! râla le garçon, le visage grimaçant.
Ils progressèrent pendant plusieurs heures. Les Hommes
des Sables étaient rapides et leurs raquettes de pierre, qui réclamaient pour s’en servir une grande habileté, faisaient merveille sur le sable mouvant. Enfin, ils rejoignirent la Route de Pierre, constituée de gigantesques pavés, et se trouvèrent du même coup en vue de Yâdigâr.
– Voilà, lui fit Kyle. Nous, nous n’irons pas plus loin. Rappelle-toi : les Hommes des Sables sont liés par un pacte avec Yâdigâr : à nous le Désert Vorace, à la cité de Feu ce qu’il y a au-delà et la Route de Pierre !
Guillemot, descendu de sa monture improvisée, s’approcha de lui.
– Kyle, merci, merci pour tout.
– Merci à toi, plutôt ! répondit le fils des chefs avec un sourire éclatant. C’est toi qui m’as délivré, tu te rappelles ?
Ils s’étreignirent.
– Tu pourras toujours compter sur moi, ajouta Kyle en devenant grave. Toujours, et pour n’importe quoi.
– Merci pour ton amitié, dit Guillemot d’une voix étranglée. Est-ce que nous nous reverrons ?
– Peut-être. Qui peut savoir ?
– Je l’espère sincèrement, Kyle.
Les deux garçons étaient aussi émus l’un que l’autre. Kyle sortit de la besace d’un de ses hommes le manteau de Virdu que Guillemot lui avait donné, sur la Bokht, pour se protéger du soleil.
– Tiens, il est à toi, reprends-le. Un manteau de Virdu, ça vaut cher !
– Garde le, Kyle. Comme ça, tu penseras à moi chaque fois que tu le porteras !
Kyle eut un sourire éblouissant. Guillemot ne pouvait se résoudre à le quitter, lui et les Hommes des Sables. Mais Yâdigâr était sa seule chance de retrouver ses amis. Il soupira et rabattit sur sa tête la capuche de son propre manteau, puis s’avança sur la voie qui semblait surgie de nulle part au milieu des sables. Il agita la main en direction des hommes bleus qui allaient regagner le désert et adressa à Kyle un dernier regard.