Qadehar eut un sourire satisfait et se leva du lit où il était resté assis.
– Je m’en occuperai. Mais, avant toute chose, il faut formaliser notre accord.
Il fouilla dans son sac et en sortit un morceau de charbon.
– C’est du charbon d’if, l’arbre magique par excellence.
Il s’approcha de Guillemot, lui prit la main droite et fit
un dessin à l’intérieur avec le charbon.
– C’est le signe de l’obéissance, indispensable à celui qui apprend.
Il dessina également quelque chose dans la paume de sa propre main.
– Le signe de la patience, indispensable à celui qui enseigne. Maintenant, répète après moi : « Moi, Guillemot, accepte d’apprendre la magie et prends Qadehar comme Maître. »
Guillemot répéta, avec un inexprimable sentiment de soulagement. A son tour Qadehar déclara :
– Moi, Qadehar, Sorcier de la Guilde, accepte d’enseigner la magie et prends Guillemot comme Apprenti.
Puis ils se serrèrent vigoureusement la main, mélangeant ainsi les traces de charbon.
– Tu ne le regretteras pas, Guillemot. Fais-moi confiance…
Guillemot l’espérait de toutes ses forces, car il était trop tard pour faire marche arrière.
6 ALICIA DE TROÏL
Assis dans son fauteuil en chêne massif de Tantreval, dans lequel il aimait méditer à l’approche du soir, Urien de Troïl contemplait les flammes qui dansaient dans la cheminée. Le crépitement des bûches de châtaignier résonnait dans la grande salle silencieuse.
A côté de lui, sur un tabouret, Valentin étirait ses longues jambes et présentait la paume de ses mains à la chaleur du feu. Une bûche roula dans l’âtre et le majordome la remit en place avec de lourdes pinces.
– Sacré nom, gémit Urien. Me faire ça, à moi ! Utigern et cet imbécile de Balangru peuvent se vanter d’avoir gâché ma soirée d’anniversaire !
– Allons, Urien, tenta de l’apaiser Valentin, ce qui est fait est fait. Et ce n’est pas si grave, après tout.
– Pas grave ? rugit le colosse en empoignant les accoudoirs de son large siège. Si Qadehar n’avait pas été là, ces deux minables auraient bien été capables de s’embrocher !
– Justement, Qadehar, se hâta d’enchaîner le majordome pour changer de conversation ; est-ce que ce n’est pas à son sujet qu’Alicia vient ce soir ?
Urien prit un air contrarié et s’enfonça dans le fauteuil.
Étonné par le silence qui suivait sa question, Valentin reprit :
– Qu’est-ce qui se passe ? Ça n’a pas l’air d’aller…
Tout à coup, il comprit que la mauvaise humeur d’Urien
n’avait aucun rapport avec l’épisode malheureux de l’autre soir, mais qu’un événement plus grave le tracassait. Il attendit patiemment les confidences du seigneur de Troïl.
– Figure-toi, annonça le colosse d’une voix sombre, que Qadehar a demandé Guillemot en apprentissage.
Valentin resta interdit. La surprise s’inscrivit sur son visage.
– Mais, mais… ce n’est pas possible !
Urien se leva brusquement et se mit à marcher de long en large devant la cheminée, en proie à des pensées agitées.
– Non, bien sûr, ce n’est pas possible, finit-il par dire. C’est d’ailleurs ce que je vais annoncer à ma sœur. Il faudra qu’elle m’écoute. C’est moi le chef de famille…
Quelque part dans la grande bâtisse une porte claqua et des bruits de pas résonnèrent dans les couloirs.
– C’est elle, prévint Valentin. Tu veux que je m’en aille ?
– Tu fais comme tu en as envie, bougonna Urien. Qu’avons-nous à nous cacher, mon vieux compagnon ?
Les deux hommes échangèrent un regard de profonde complicité.
Puis ils se retournèrent à l’entrée d’Alicia.
Comme d’habitude, Alicia de Troïl était vêtue de noir ; ce noir qui faisait ressortir la blancheur de ses avant-bras qu’elle aimait laisser nus et le bleu limpide de ses grands yeux.
Elle venait d’avoir trente et un ans et c’était une femme d’une grande beauté, qui aurait suscité bien plus d’attention de la part des hommes sans cet air de dureté, cette
impression de tristesse immense qu’elle portait sur son visage.
Elle s’approcha du feu.
– Brrr ! Il fait meilleur ici. Il y a un horrible courant d’air glacé qui vous accompagne durant toute la montée au château. Comment ça va, Urien ? Valentin ?
– Très bien, madame, merci, répondit le majordome. Je peux vous proposer du thé pour vous réchauffer ? Du chocolat ?
– Va pour le thé, Valentin, merci ! dit la jeune femme avec un sourire. Et toi, mon frère, tu ne m’as pas répondu, continua-t-elle tandis que le majordome s’éloignait en direction des cuisines.
– Ça va, ça va, grommela le géant en se grattant la barbe.
– On ne le dirait pas, répondit Alicia en le fixant de ses grands yeux.
– Non, en fait non, ça ne va pas ! explosa Urien de Troïl. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Guillemot et de sorcellerie ?
Alicia accusa un moment de stupeur. Puis elle reprit, en s’efforçant de conserver son calme :
– Cette histoire, comme tu dis, est peut-être une belle histoire. Maître Qadehar, Sorcier de la Guilde…
– Je connais Qadehar ! l’interrompit Urien. C’est un homme droit, à qui je n’ai rien à reprocher.
– Mais alors, s’emporta à son tour Alicia, quel est le problème ? Hein ? Toi qui n’arrêtes pas de dire à qui veut l’entendre que mon fils est un bon à rien ! Qu’il n’a pas sa place à Ys ! Voilà qu’un Sorcier se présente, annonce que Guillemot a tout pour faire un bon Apprenti, et toi, toi tu hausses le sourcil et tu dis…
– Je dis non ! hurla-t-il. Non, non et non ! Ce gosse ne s’approchera pas de la Guilde ! Tu entends ? Je l’interdis !
Alicia toisa son frère avec une moue méprisante.
– Quand je pense que j’ai toujours pris ta défense auprès de mon fils, alors que tu l’as toujours détesté et qu’il l’a toujours senti…
Elle s’approcha d’Urien de Troïl dont la colère avait été refroidie par le ton inhabituellement glacial de sa sœur.
– Écoute-moi bien, Urien…
Son regard était dur comme le métal d’une épée.
– C’est la deuxième fois de ma vie que tu m’interdis quelque chose. La première fois, j’ai cédé, pour mon malheur. Aujourd’hui, je te tiendrai tête ; pour le bonheur de mon fils !
– Ce n’est pas le moment de parler du passé, mais… tenta d’intervenir Urien.
– Tais-toi, je n’ai pas fini ! Voilà ce qui va se passer : je vais confier Guillemot en apprentissage à ce Sorcier, et en échange de ton accord, j’oublierai la conversation que nous avons eue ce soir. Afin que, dans mon cœur, tu puisses rester mon cher frère.
Alicia jeta à Urien un dernier regard qui le fit frissonner des pieds à la tête, puis elle lui tourna le dos et s’éloigna d’un pas rapide.
– Elle est partie ? demanda Valentin en posant un plateau sur la table basse proche du fauteuil dans lequel Urien de Troïl s’était rassis.
– Oui.
– Et alors ?
– Alors rien. Je me fais vieux, Valentin. Je me sens fatigué.
Le majordome sourit et posa une main sur l’épaule de
son ami.
– C’est vrai que nous ne sommes plus de la première jeunesse ! Il est loin, le temps où nous étions d’intrépides Chevaliers luttant pour l’honneur et la paix à Ys !
– Tu as raison, il est loin ce temps, soupira le colosse. J’ai toujours refusé d’y penser, parce que pour moi, se réfugier dans le passé est une façon de fuir le futur. Mais quel futur pour nous, mon ami ? Notre vie n’est-elle pas déjà derrière nous ?