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FRED VARGAS

Quand sort la recluse

I

Adamsberg, assis sur un rocher de la jetée du port, regardait les marins de Grimsey rentrer de la pêche quotidienne, amarrer, soulever les filets. Ici, sur cette petite île islandaise, on l'appelait « Berg ». Vent du large, onze degrés, soleil brouillé et puanteur des déchets de poisson. Il avait oublié qu'il y a un temps, il était commissaire, à la tête des vingt-sept agents de la Brigade criminelle de Paris, 13e arrondissement. Son téléphone était tombé dans les excréments d'une brebis et la bête l'y avait enfoncé d'un coup de sabot précis, sans agressivité. Ce qui était une manière inédite de perdre son portable, et Adamsberg l'avait appréciée à sa juste valeur.

Gunnlaugur, le propriétaire de la petite auberge, arrivait lui aussi au port, prêt à choisir les meilleures pièces pour le repas du soir. Souriant, Adamsberg lui adressa un signe. Mais Gunnlaugur n'avait pas sa tête des bons jours. Il vint droit vers lui, négligeant le début de la criée, sourcils blonds froncés, et lui tendit un message.

— Fyrir þig[1], dit-il en le montrant du doigt.

— Ég ?[2]

Adamsberg, incapable de mémoriser les rudiments les plus enfantins d'une langue étrangère, avait acquis ici, inexplicablement, un bagage d'environ soixante-dix mots, le tout en dix-sept jours. On s'exprimait avec lui le plus simplement possible, avec force gestes.

De Paris, ce papier venait de Paris, forcément. On le rappelait là-bas, forcément. Il ressentit une triste rage et secoua la tête en signe de refus, tournant son visage vers la mer. Gunnlaugur insista en dépliant le feuillet puis en le lui glissant entre les doigts.

Femme écrasée. Un mari, un amant. Pas si simple. Présence souhaitée. Informations suivent.

Adamsberg baissa la tête, sa main s'ouvrit et laissa filer la feuille au vent. Paris ? Comment cela, Paris ? Où était-ce, Paris ?

— Dauður maður ?[3] demanda Gunnlaugur.

— Já.[4]

— Ertu að fara, Berg ? Ertu að fara ?[5]

Adamsberg se redressa pesamment, leva le regard vers le soleil blanc.

— Nei[6], dit-il.

— , Berg[7], soupira Gunnlaugur.

— [8], admit Adamsberg.

Gunnlaugur lui secoua l'épaule, l'entraînant avec lui.

— Drekka, borða[9], dit-il.

— [10].

Le choc des roues de l'avion sur le tarmac de Roissy-Charles de Gaulle lui déclencha une migraine subite, telle qu'il n'en avait pas connu depuis des années, en même temps qu'il lui semblait qu'on le rouait de coups. C'était le retour, l'attaque de Paris, la grande ville de pierre. À moins que ce ne fussent les verres avalés la veille pour honorer son départ, là-bas, à l'auberge. Ils étaient pourtant bien petits, ces verres. Mais nombreux. Et c'était le dernier soir. Et c'était du brennívin.

Un regard furtif par le hublot. Ne pas descendre, ne pas y aller.

Il y était déjà. Présence souhaitée.

II

Le mardi 31 mai, seize agents de la Brigade étaient installés dès neuf heures en salle de réunion, fin prêts, avec ordinateurs, dossiers et cafés, pour présenter au commissaire le déroulé des événements qu'ils avaient eu à gérer en son absence, dirigés par les commandants Mordent et Danglard. L'équipe exprimait par sa décontraction et son soudain bavardage le contentement de le revoir, de retrouver son visage et ses allures, sans se demander si son séjour au nord de l'Islande, dans la petite île des brouillards et des flots mouvants, avait ou non altéré sa trajectoire. Et si oui, qu'importe, se disait le lieutenant Veyrenc qui, comme le commissaire, avait poussé parmi les pierres des Pyrénées et le comprenait aisément. Il savait qu'avec le commissaire à sa tête, la Brigade tenait plus d'un large navire à voiles, parfois cinglant vent arrière ou bien rôdant sur place, voilure affalée, que d'un puissant hors-bord dégageant des torrents d'écume.

À l'inverse, le commandant Danglard redoutait toujours quelque chose. Il scrutait l'horizon à l'affût des menaces de tous ordres, écorchant sa vie sur les aspérités de ses craintes. Au départ d'Adamsberg pour l'Islande, après une harassante enquête, l'appréhension l'avait déjà gagné. Qu'un esprit ordinaire et simplement éreinté parte se délasser en un pays brumeux lui paraissait un choix judicieux. Plus opportun que de courir vers le soleil du Sud où la lumière cruelle avivait les moindres reliefs, le moindre angle d'un gravillon, ce qui n'était en rien délassant. Mais qu'un esprit brumeux s'en aille en un pays brumeux lui semblait en revanche périlleux et gros de conséquences. Danglard craignait des retombées difficiles, peut-être irréversibles. Il avait sérieusement envisagé que, par effet de fusion chimique entre les brumes d'un être et celles d'un pays, Adamsberg ne s'engloutisse en Islande et n'en revienne jamais. L'annonce du retour du commissaire à Paris l'avait un peu apaisé. Mais quand Adamsberg entra dans la pièce, de son pas toujours un peu tanguant, souriant à chacun, serrant les mains, les inquiétudes de Danglard furent aussitôt ravivées. Plus venteux et ondoyant que jamais, le regard inconsistant et le sourire vague, le commissaire semblait avoir perdu les pans de précision qui charpentaient néanmoins ses démarches, comme autant de jalons espacés mais rassurants. Désossé, dévertébré, jugea Danglard. Amusant, encore humide, pensa le lieutenant Veyrenc.

Le jeune brigadier Estalère, spécialiste du rituel du café qu'il effectuait sans une erreur — son unique domaine d'excellence, estimait la majorité de ses collègues —, servit aussitôt le commissaire, avec la quantité de sucre adéquate.

— Allez-y, dit Adamsberg d'une voix douce et lointaine, beaucoup trop détendue pour un gars confronté à la mort d'une femme de trente-sept ans, écrasée par deux fois sous les roues d'un 4×4 qui lui avait broyé le cou et les jambes.

Cela s'était passé trois jours plus tôt, le samedi soir précédent, dans la rue du Château-des-Rentiers. Quel château ? Quels rentiers ? se demanda Danglard. On ne le savait plus et ce nom sonnait aujourd'hui curieusement dans ce secteur du 13e sud. Il se promit d'en chercher l'origine, nulle connaissance ne paraissant superflue pour l'esprit encyclopédique du commandant.

— Vous avez lu le dossier qu'on vous a fait parvenir à l'escale de Reykjavík ? demanda le commandant Mordent.

— Bien entendu, dit Adamsberg en haussant les épaules.

Et certes il l'avait lu durant le vol Reykjavík-Paris. Mais en réalité, il n'avait pas été capable d'y fixer son attention. Il savait que la femme, Laure Carvin — tout à fait jolie, avait-il noté —, avait été assassinée par ce 4×4 entre 22 h 10 et 22 h 15. La précision de l'heure du meurtre tenait au mode de vie très régulier de la victime. Elle vendait des habits pour enfants dans une boutique luxueuse du 15e arrondissement, de 14 heures à 19 h 30. Puis elle s'attelait à la comptabilité et fermait les grilles à 21 h 40. Elle traversait la rue du Château-des-Rentiers chaque jour à la même heure, au même feu rouge, à deux pas de chez elle. Elle était mariée à un type riche, un type qui « avait fait son chemin », mais Adamsberg ne se rappelait ni son métier ni son compte en banque. C'était le 4×4 du mari, du type riche — et quel était son prénom ? — qui avait écrasé la femme, sans le moindre doute. Du sang adhérait encore aux crénelures des pneus et aux ailes de la carrosserie. Le soir même, Mordent et Justin avaient remonté la piste des roues meurtrières avec un chien de la brigade canine. Qui les avait menés droit au petit parking d'une salle de jeux vidéo, à trois cents mètres de la scène du crime. De nature un peu hystérique, le chien avait réclamé quantité de caresses en récompense de sa performance.

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1

Pour toi.

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3

Un mort ?

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5

Tu pars, Berg ? Tu pars ?

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7

Si, Berg.

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9

Boire, manger.