— La douche ?
— La douche décrasse beaucoup moins bien le dessous des ongles que le bain qui dissout. Carvin devait faire disparaître ce double pour pouvoir faire accuser Bouzid. Mais pourquoi le jeter s'il peut faire autrement ? S'il peut trouver une cachette… inexpugnable ? C'est le mot, Danglard ? Inexpugnable ?
— Oui.
— Merci. Bien sûr, il ne planque pas les clefs chez lui, ni à son cabinet. Et cacher suscite toujours l'idée d'enterrer. Idée simple, mais excellente : il va les enfouir dans la terre autour du marronnier, face à sa fenêtre. Sous la grille d'arbre. C'est très bien vu. Sans ce résidu de crasse sous ses ongles, je n'y aurais pas pensé. Moi, j'aurais jeté le double. Lamarre, Kernorkian, quand Carvin arrivera, faites aussitôt un prélèvement de cette crasse, on la comparera à la terre qui entoure la clef. Ce double de clef a eu plus de chance que l'épouse : Carvin a préservé sa vie, mais pas celle de sa femme. Il y a des hommes comme cela, qui ont le don de savoir choisir.
Voisenet sortit le sachet de prélèvement de sa sacoche et le fit circuler parmi les collègues.
— Faites attention, prévint-il, ne décollez pas la terre autour de la clef.
— Mais le pare-brise, dit Justin, on n'a rien su du pare-brise.
— Comment cela, Justin ? J'ai parlé de ces gravillons, laissés sur une aire de travaux sur le parcours du 4×4. À vous, Danglard, et à vous encore, Retancourt. Mais faites circuler, bon sang. Et je vous ai dit qu'il n'existait pas deux pissenlits semblables ni deux conducteurs identiques. Non ? Alors c'était compréhensible que j'emmène Carvin et Bouzid refaire le parcours pour examiner leur conduite, à cause des gravillons.
— Je ne saisis pas, dit honnêtement Lamarre, triturant le bouton de sa veste, toujours le même.
Timide, ayant gardé de son passage dans la gendarmerie une pénible raideur militaire, Lamarre était honnête jusqu'à la gaffe, au point d'avouer son incompréhension, aveu que beaucoup d'autres préféraient éviter. En cela, Lamarre était précieux car, comme Estalère, il soulageait ses collègues de bien des questions.
— On a examiné le 4×4 de fond en comble, dit Adamsberg. Mais on ne s'est pas occupés du pare-brise. Parce qu'on ne touche pas son pare-brise.
— Je ne saisis pas, répéta Lamarre.
— Les gravillons, le pare-brise, brigadier, les gestes propres à chaque conducteur.
Lamarre resta un moment tête baissée, poing sur les lèvres.
— Vous voulez parler, dit-il lentement, de ces gens qui, chaque fois qu'ils roulent sur des gravillons, posent un doigt sur leur pare-brise pour atténuer l'effet en cas d'impact ? Mon oncle fait cela.
— Et Bouzid aussi. C'est un conducteur prudent, presque craintif. Il pose ses doigts dessus, sans qu'on sache au juste si cela sert à quelque chose. Chacun ses tics.
— Je le fais aussi, dit Justin. Vous croyez que cela ne sert à rien ?
— Peu importe, Justin, vous le ferez toujours.
— Ah bien.
— J'ai fait faire deux fois le parcours à Bouzid. Et deux fois il a posé ses doigts sur la vitre quand on a roulé sur les gravillons, alors même qu'il parlait beaucoup et pensait à autre chose. Pur réflexe.
— Et Carvin ?
— C'est bien entendu un conducteur rapide, audacieux, démonstratif. Il ne pose pas ses doigts. Il aime faire crisser les graviers.
— Pas mal de gens aiment cela, dit Danglard. C'est un bruit divertissant.
— Et la face intérieure d'un pare-brise est toujours grasse et poussiéreuse, continua Adamsberg. Un doigt posé, et même un doigt ganté, laisse sa trace. Il n'y en a aucune sur celui du 4×4. Ce qui signifie que Bouzid ne l'a jamais conduit.
— Et pourquoi prendre la berline du divisionnaire ? Pour épater l'avocat ? demanda Retancourt, contrariée de ne pas avoir noté ce détail de la crasse sous les ongles de Carvin, alors qu'elle avait eu l'homme sous les yeux. De n'avoir pas décrypté les éléments que lui avait donnés Adamsberg. Mais le commissaire croyait parler clair, à tort, et on ne pouvait pas passer son temps à déchiffrer ses rébus incomplets.
— Parce que la berline est de la même marque que son 4×4. Donc même pare-brise. On doit être le plus précis possible, inattaquables. Nos éléments sont faibles. Ce double de clef, par exemple, la défense pourra rétorquer que Bouzid l'a placé là pour faire accuser le mari. Ce qui ne serait pas malin car la cachette est quasi inviolable. Mais Bouzid n'a aucune crasse sous les ongles. Alors qu'il prend des douches, lui aussi.
— Et comment le sait-on ?
— Mais parce que je lui ai demandé, Retancourt, répondit Adamsberg un peu surpris.
— Avec de la chance, dit Justin, on aura les empreintes de Carvin sur le double des clefs, pas celles de Bouzid.
— Et quoi qu'il en soit, dit Danglard, on sait à présent à coup sûr que Bouzid n'a pas conduit la voiture. Pas de cheveux, pas de trace de doigts sur le pare-brise, et des poils de chien alors qu'il n'y en a pas dans son propre véhicule. On l'aura.
— Vous l'aurez, commandant, nuança Adamsberg. Avec des aveux. Et pour les raisons que vous savez, c'est vous qui allez les faire cracher à cet écraseur de femme. Le voilà, commandant, c'est votre heure. Prenez tout votre temps, je serai derrière la vitre.
— Il va trouver que ça pue ici, dit Noël.
— Il l'a déjà remarqué. S'il en parle, vous lui direz que nous étions partis pêcher une bête répugnante, une murène.
— Non, s'opposa Voisenet, pas une murène.
— D'accord, on ne la nommera pas. Elle en est où ?
— À l'heure qu'il est, ma mère a dû finir de la faire bouillir.
— Alors tout s'arrange.
Adamsberg s'effaça dans son bureau, tout au fond de la grande salle. Voisenet le suivit et entra sur ses pas.
— Il y en a eu une autre, commissaire, chuchota-t-il, comme s'il existait un dangereux secret entre eux deux.
— Quoi ? demanda Adamsberg, négligent, en lançant sa veste sur une chaise.
— Une victime de la recluse.
Le commissaire se retourna vivement, le regard plus net qu'il ne l'avait eu de tout le jour.
— Racontez.
— Un homme, dans la même région.
— Quel âge ?
— Quatre-vingt-trois ans. Il n'est pas mort, mais il est déjà au stade septicémique. C'est très mal parti.
Adamsberg déambula quelques instants dans son bureau puis s'arrêta net et croisa les bras.
— On ne peut pas se permettre de ne pas écouter l'interrogatoire de Danglard, dit-il.
— C'est hors de question.
— Vous me raconterez donc cela plus tard, et en détail. Ce soir même. Vous êtes fatigué ?
— Non, commissaire. Pas avec la recluse.
— Vous avez passé les clichés des clefs à Froissy ?
— C'est fait.
— Très bien. Mieux vaudrait qu'on parle d'elle ailleurs qu'ici.
— De Froissy ?
— De la recluse. Après l'interrogatoire, rejoignez-moi chez moi. Je vous fais à dîner.
Adamsberg réfléchit un moment, tête penchée.
— Des pâtes, ça vous ira ?
Avant même l'interrogatoire de Danglard, le prélèvement silencieux, sans explication, des poussières noires sous ses ongles avait déstabilisé l'avocat. Adamsberg y assistait, la crainte modifiait les traits de Carvin. Les êtres emplis d'une si haute idée d'eux-mêmes n'ont jamais envisagé de chuter un jour. Quand cela se produit, ces êtres se vident, effarés, impréparés, leur substance s'évapore dans la stupeur de l'échec. Pas de milieu, pas de nuance, pas d'anticipation. Ainsi sont-ils.
— Ce n'est pas, maître Carvin, dit Adamsberg en marchant derrière lui, que je vais rechercher une terre semblable — car c'est bien de la terre n'est-ce pas ? — à travers tout le pays. C'est une simple confirmation. J'ai déjà votre clef. Cette foutue clef. Quel infantilisme d'avoir voulu la garder, vous ne trouvez pas ? C'est chez l'enfant qu'existe le désir de posséder, de ne rien perdre, jusqu'aux plus petits bouts de ficelle. Et cette passion peut le propulser jusqu'à la violence. Mais vers huit ans, elle s'estompe et s'en va. Disons que le territoire de la sécurité s'est formé. Mais pas chez tous. L'enfant pourrait tuer pour un fragment de bille, mais il ne tue pas. Il hurle, il tempête. L'adulte, l'avide, peut tuer, écraser, rouler par deux fois sur sa femme de cinquante-deux kilos, celle au si joli rire. À ceci près que le fragment de bille s'est transformé en deux millions cent trente-huit mille cent vingt-trois euros. Et quatorze centimes. N'oublions pas les centimes. En eux réside le descendant du fragment de bille.