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Le commissaire quitta la salle d'interrogatoire et vint se placer derrière la vitre sans tain, où une quinzaine d'agents s'étaient déjà serrés, faisant grimper la température dans la pièce étroite. Chaleur et odeur de sueur que la senteur persistante de la murène n'arrangeait pas. Sensible, Froissy s'était posée sur une chaise et s'éventait. Retancourt restait impassible et ne transpirait pas. Une énigme de plus parmi ses capacités multiples. Adamsberg avait l'habitude de dire que Retancourt pouvait convertir son énergie en autant de fruits différents que l'exigeaient les circonstances. Il supposa qu'en ce moment, elle la convertissait en réfrigération et perte d'odorat.

Danglard attaqua avec courtoisie, sans ironie, sans démonstration de force.

— Ah, l'argent ! Qu'on en ait ou qu'on en manque, c'est toujours lui la cause du mal. Ne cherchez pas, maître, c'est d'un auteur commun, pour les gens ordinaires. « Qu'on en ait » engendre à mon sens des dégâts beaucoup plus graves. Il nous faudrait une jauge de vigilance qui s'affine à mesure que grandissent notre fortune et notre puissance, et qui scrute les modifications dans les replis de notre cerveau limbique, nous lançant des signaux d'alerte. Qu'en pensez-vous, maître ?

Carvin ne bougea pas, ne frémit pas. Le spectacle de sa défaite le plongeait en hébétude. Il fallut à Danglard plus de trois heures pour amener l'homme aux aveux, par l'usage de mille banderilles. Virevolte de pointes toutes méditées, contrastées et imprévisibles, qui finirent par avoir raison des dernières défenses du tueur. Il était 22 h 35 quand le commandant sortit de la pièce, les jambes amollies par l'effort.

— J'ai faim, dit-il seulement. Et lui aussi. Vous l'avez entendu ? Il veut des carottes râpées, des carottes râpées.

— État de choc, dit Adamsberg.

Danglard se hâta vers son bureau où il se servit un verre de vin blanc, puis un autre, sans prendre le temps de s'asseoir.

— Qui vient dîner ? demanda-t-il à la ronde. C'est mon tour, à la Brasserie des Philosophes. Champagne d'entrée.

Une dizaine d'agents suivirent le commandant, tandis que se mettait en place l'équipe de nuit et qu'Adamsberg s'éclipsait au prétexte de devoir dormir.

VI

En frappant doucement à la porte d'Adamsberg, Voisenet eut l'impression amusante et désagréable de participer à une petite conspiration. L'impression soudaine, aussi, d'être un imbécile. S'intéresser à cette araignée, se retrouver à la nuit pour en parler à mots couverts, tout cela n'avait aucun sens. Il avait encore la tête à l'effondrement de Carvin, à la brillante prestation de Danglard, à la découverte des clefs. Tout cela existait, tout cela justifiait leur travail et leur motivation. Mais cette araignée, non.

Adamsberg surveillait la cuisson des pâtes et d'un geste fit signe à son lieutenant de s'asseoir.

— Il y a un type dans votre jardin, commissaire.

— C'est mon voisin, le vieux Lucio. Le soir, il est toujours planté là, assis sous le hêtre, avec une bière. Dieu le préserve des araignées. Quand il était enfant, il a perdu un bras pendant la guerre d'Espagne. Mais sur ce bras, il avait été mordu par une araignée, et il répète inlassablement que son bras est parti avant qu'il ait fini de gratter la piqûre. Que, de ce fait, cela continue toujours de le démanger. Il en a tiré un précepte qui, selon lui, s'applique à toutes les situations de l'existence : ne jamais laisser une piqûre en plan, toujours la gratter jusqu'au bout, jusqu'au sang, sauf à risquer d'être démangé toute sa vie.

— Je ne vois pas très bien.

— Pas grave, dit Adamsberg en posant sur la table sauce tomate et fromage. Sortez deux assiettes du buffet, ça va être prêt. Les couverts sont dans le tiroir, les verres au-dessus.

— Il y a du vin ?

— Une bouteille, sous l'évier. Servez-vous de pâtes, ça refroidit vite.

— C'est ce que dit toujours ma mère.

— Elle a fini la murène ?

— Je n'ai plus qu'à en extraire le squelette. Ça va avoir de la gueule.

— C'est le cas de le dire.

Adamsberg déboucha la bouteille, ouvrit le bocal de sauce tomate, le considéra un instant avant de le tendre au lieutenant.

— On ne sait pas ce qu'il y a là-dedans. Quarante-trois pesticides, du pétrole, des cosmétiques, du cheval, du vernis à ongles. On ne sait pas ce qu'on bouffe.

— La recluse non plus.

— C'est-à-dire ?

Voisenet vit que la lumière précise qui s'était allumée tout à l'heure dans le regard d'Adamsberg ne l'avait pas quitté. Un regard si ordinairement fondu qu'on ne pouvait manquer cet éclat quand il apparaissait.

— Elle se nourrit d'insectes, comme les oiseaux. C'est-à-dire d'insecticides. Cela fait partie des grands débats sur le net, pour expliquer les morts.

— Allez-y.

— Je ne sais plus, commissaire, si je dois « y aller ». Qu'est-ce qu'on fabrique avec cette recluse ? En quoi cela nous regarde ?

— Posez la question autrement : qu'est-ce que fabrique la recluse ?

— Elle mord, et par malchance, c'est tombé sur des vieux. Ils en sont morts.

— Et pourquoi c'est tombé sur des vieux ?

— Je crois que c'est tombé sur tout le monde, mais on n'a vu que les vieux. Le plus souvent, comme toutes les araignées, la recluse n'effectue qu'une morsure blanche. C'est-à-dire qu'elle n'injecte pas son venin. Elle mord pour avertir, mais elle n'a pas l'intention de gâcher son venin pour un homme, qui n'est pas une proie pour elle. En ce cas, on a deux petits points rouges sur la peau et voilà tout, personne n'en parle. Le mordu ne sait alors même pas qu'il a croisé une recluse. Vous voyez ? D'autres fois, toujours par mesure d'économie, elle ne va vider qu'une seule de ses deux glandes. Alors la réaction est faible. Même chose, on n'en parle pas. Enfin, il y a des gens qui réagissent peu. Ils présentent une petite marque rosée, suivie d'une papule, un petit œdème, et tout cela disparaît de soi-même.

— Donc ?

— Donc, dit Voisenet en remplissant les deux verres, il y a peut-être eu quinze autres personnes mordues depuis le début de la saison chaude, et qui sont passées inaperçues. Sauf ces trois hommes.

Adamsberg secoua la tête.

— Mais la recluse n'est pas agressive, n'est-ce pas ?

— Non, elle se cache au fond d'un trou, elle a peur. D'où son nom. Elle se cloître. Elle n'étale pas une vaste toile dans l'angle d'une fenêtre, comme notre grande tégénaire.

— La très grosse, noire ?

— Oui. Inoffensive par ailleurs. Au lieu que la recluse ne sort prudemment qu'à la nuit, pour se nourrir ou s'accoupler une fois l'an.

— Donc elle mord très rarement, c'est bien cela ?

— Seulement si elle y est contrainte. On peut avoir des recluses chez soi pendant des années sans jamais les voir ou se faire attaquer. À moins de poser brutalement la main sur leur timide trajet.