Выбрать главу

— Très bien. C'est rare, donc. Combien de morsures a-t-on recensées l'an dernier ?

— Quelque chose comme cinq à sept, sur toute la saison.

— Et aujourd'hui, on en a déjà trois, sur des vieux, en trois semaines. Sans compter ces quinze autres passées inaperçues, alors que la saison ne fait que commencer. On a des statistiques sur les morsures de recluse ?

— Aucune. Parce qu'on s'en fout. Elle n'est pas mortelle.

— Nous y voilà, Voisenet. Il y a eu des victimes âgées l'an dernier ?

— Oui.

— Et elles sont mortes ?

— Non.

— Et les victimes jeunes ?

— Non plus.

— Même réaction chez les uns et les autres ?

— D'après ce que j'ai lu, oui.

— Vous voyez, Voisenet. C'est déséquilibré. Trois vieux déjà mordus, et presque trois morts. Et cela, c'est nouveau. Je suis désolé, je n'ai pas de dessert, pas de fruits.

— Les fruits sont tout autant gavés de pesticides que les araignées. Et le vin, ajouta le lieutenant en examinant son verre, puis avalant une gorgée.

Adamsberg débarrassa la table, tira sa chaise près de la cheminée éteinte et s'y installa, pieds posés sur le chenet.

— Presque trois morts, répéta Voisenet. Entendu, ce n'est pas ordinaire. Et précisément, c'est le débat.

— Comment cela se présente, une réaction à la morsure d'une recluse ? Pourquoi meurt-on ?

— Eh bien, son venin n'est pas neurotoxique, comme il l'est chez la plupart des araignées. Il est nécrotique. C'est-à-dire qu'il décompose les chairs autour de la morsure. La nécrose peut s'étendre sur vingt centimètres de long et dix de large.

— J'ai vu quelques photos des plaies, dit Adamsberg. Noires, profondes, répugnantes. Comme une gangrène.

— C'est une gangrène. Avec des antibiotiques, elle régresse et s'éteint. Parfois, la nécrose est si importante qu'une chirurgie esthétique est nécessaire pour restaurer grossièrement l'aspect antérieur du membre. Une année, un gars y a laissé une oreille entière. Hop, dissoute.

— Assez détestable.

— Ah. Ma murène vous paraît propre en contraste.

— Sans doute.

— Encore que sa morsure peut provoquer une sacrée infection, à cause des bactéries coincées entre ses dents. Et justement, commissaire, cette nécrose de la recluse peut déclencher une infection généralisée, ou s'étendre aux viscères. Ou entraîner une destruction des globules rouges, une atteinte aux reins et au foie. Mais c'est rarissime, bon sang. Et cela n'arrive qu'à de très jeunes enfants ou des personnes très âgées. Parce que le système immunitaire n'est pas encore achevé ou est devenu déficient.

Voisenet se leva à son tour, fit quelques pas, appuya ses mains au dossier de sa chaise.

— Et voilà ce qu'on a, commissaire. Trois hommes mortellement atteints, parce qu'ils étaient vieux. Et c'est tout. Et on n'en parle plus.

— Parce qu'ils étaient vieux et c'est tout, répéta Adamsberg. Mais alors, de quoi débat-on sur le net ?

— De tout ! Sauf qu'il ne s'agit pas d'une enquête de police, commissaire !

— Mais de quoi débat-on sur le net ? insista Adamsberg.

— De la cause des morts. Il y a deux théories. Celle d'une mutation, qui fait trembler le réseau : les recluses étant chargées d'insecticides, de saletés qui détraquent leur organisme, leur venin aurait muté pour devenir mortel.

Adamsberg abandonna sa cheminée pour aller chercher un paquet de cigarettes laissé par son fils Zerk sur le buffet. Il en tira une, assez froissée.

— Et l'autre théorie ?

— Le réchauffement climatique. La puissance du venin s'accroît avec la chaleur. Les araignées les plus dangereuses vivent dans les pays chauds. L'an dernier, la France a vécu un de ses étés les plus chauds. Même chose pour l'hiver qui a suivi, qui n'en porte même plus le nom. Il fait déjà anormalement chaud depuis trois semaines. Si bien que la toxicité du venin aurait augmenté, et peut-être même la taille des bêtes, et de leurs glandes.

— Ce n'est pas stupide.

— Quand bien même, commissaire, ce n'est pas notre affaire.

— Il faudrait que j'en sache plus. Sur les victimes et sur la recluse.

— Sur les victimes ? Vous n'êtes pas sérieux.

— Quelque chose cloche, Voisenet. Tout cela n'est pas normal.

— Et le climat ? Et les pesticides ? Vous trouvez cela normal qu'on ne puisse plus manger de pommes ?

— Non plus. Existe-t-il un endroit à Paris où des gens s'y connaissent en insectes ?

— Les araignées ne sont pas du tout des insectes.

— Ah oui, Veyrenc me l'a déjà dit.

— Mais au Muséum d'histoire naturelle, il y a un labo qui se consacre aux araignées. Ne m'entraînez pas là-dedans, commissaire.

Après le départ du lieutenant, Adamsberg revint s'asseoir, frottant son cou pour en ôter une vague tension qui raidissait sa nuque. C'était face à l'écran de Voisenet, face à la recluse, qu'il l'avait ressentie pour la première fois, accompagnée d'un léger malaise. Un trouble ténu, passager, qui traversait sa route quand il parlait d'elle, et se dissipait. Cela passerait, cela passait déjà. Quelque chose qui le démangeait, aurait dit Lucio à coup sûr.

VII

Deux jours après l'arrestation de Carvin, la Brigade entra dans sa phase paperassière, toujours accompagnée d'un silence nerveux, de pas glissés, de dos courbés, de visages froissés et concentrés, regards vissés sur les écrans. Tel le chat roulé en boule sur la photocopieuse tiède, la tête à peine visible et les poils rabattus, semblant avoir réduit du tiers de son volume. Retancourt, qui s'occupait principalement du chat avec l'aide de Mercadet, avait noté, lui semblait-il, que l'animal était sensible aux phases paperassières comme d'autres à celles de la lune, et adoptait la posture en boule serrée bien plus souvent qu'en phase active d'enquête de terrain. Non que Retancourt le surveillât constamment. Mais c'était elle qui s'occupait de remplir son écuelle trois fois par jour. Et trois fois par jour, elle devait emmener le chat jusqu'au premier étage, dans la salle du distributeur à boissons. Car le chat n'acceptait de manger qu'en ce lieu, et se serait laissé crever de faim plutôt que d'avaler son plat au rez-de-chaussée. Encore fallait-il le porter dans les escaliers à cette occasion, bien que, dans ses rares moments de jeu, il fût parfaitement capable d'escalader et dégringoler les marches à bonne allure. Ainsi exigeait le chat, ainsi obéissait Retancourt, à qui cette énorme boule de poils avait sauvé la vie. En phase paperassière, Retancourt renonçait à déplier la bête et portait sa masse molle des deux mains, telle une offrande.

La journée de la veille avait encore apporté à la Brigade les ultimes mouvements de l'enquête, telles les dernières vagues souples d'une marée descendante. Les analyses avaient confirmé l'identité de la terre coincée sous les ongles de Carvin et de celle adhérant à la clef. À dix-huit heures, l'avocat avait été transféré en détention provisoire à la prison de la Santé. Dont les murs de la cour étaient si sales, disaient les détenus, qu'on craignait de s'y adosser et d'y rester collé.

La phase paperassière suivait toujours le même protocole. Chacun des agents impliqués rédigeait d'abord son compte rendu d'activité. Rapports qui remontaient au commandant Mordent qui se chargeait de lisser cette masse disparate, tandis que Froissy et Mercadet rassemblaient la documentation photographique et les constats scientifiques. Le tout parvenait au commandant Danglard, responsable de l'état final du rapport, de sa complétude, de son exactitude, de sa cohérence et de sa lisibilité. Par quelque chance, au vu du caractère accablant de la tâche, Danglard, qui aimait le papier jusqu'à la névrose et l'écrit sous toutes ses formes, était l'unique membre de la Brigade à apprécier cette étape. Ses rapports étaient jugés exceptionnels par la hiérarchie et contribuaient, outre les résultats d'enquête, à la réputation de la Brigade.