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— Tu dînerais avec moi ? À La Garbure ?

— Tu en appelles au son du terroir ? Tu as besoin de moi ?

La garbure était un plat traditionnel des Pyrénées, et sans doute fallait-il avoir grandi avec pour apprécier cette soupe au chou mêlée des restes divers du potager et, si possible, de jarret de porc. À La Garbure, on y ajoutait du confit de canard. En outre, la patronne des lieux avait une faiblesse pour le visage minéral de Veyrenc, ses lèvres un peu féminines, les quatorze mèches rousses qui tranchaient dans sa chevelure brune.

— C'est que je risque d'avoir un convive imprévu, précisa Adamsberg. Qui sera de méchante humeur, je le crains.

— Danglard ?

— Comment le sais-tu ?

— Cela fait plus d'une heure qu'il traîne dans les locaux en grommelant, préoccupé, et même anxieux. Personne ne sait pourquoi.

— Moi si.

— Ah. Où t'emporte le vent, Jean-Baptiste ?

— Vers l'araignée recluse.

— Celle qui mord en ce moment dans le Sud-Est ?

— Elle-même.

— Je vois, dit Veyrenc.

Non pas qu'Adamsberg pensât que Louis Veyrenc de Bilhc, de son vrai nom, allait défendre ses intérêts ou soutenir sa curiosité pour les agissements inconsidérés de l'araignée. Mais l'idée de devoir se justifier sous le regard inquisiteur de Danglard le harassait d'autant qu'il était incapable de s'expliquer. Or Danglard, si mécontent fût-il, ne s'attaquait jamais de front au lieutenant Veyrenc. Personne ne le faisait. Ni de front ni d'aucune façon. On ne craignait pas de réaction violente de la part de Veyrenc, comme cela pouvait se produire avec Retancourt ou Noël. C'était un calme. Mais son visage et son corps exprimaient une densité quasi granitique contre laquelle on userait dents et griffes en pure perte. En même temps que la rapidité de son esprit s'adaptait à chaque mouvement de la route, sans jamais paraître s'en étonner ou être pris au dépourvu.

Tous deux enfants du Béarn, Adamsberg et Veyrenc avaient hérité de leur montagne quelque matière incassable, souplesse pour l'un, stabilité pour l'autre. Tandis qu'un souffle d'air pouvait emporter Danglard dans les terres de l'angoisse.

VIII

Danglard avait refusé avec véhémence d'avaler une seule assiette de cette garbure, l'équivalent pour lui d'une soupe aux déchets bonne pour des montagnards endurcis. Il mangeait délicatement un cochon de lait farci. Dès son entrée de foie de canard, accompagné de vin de Jurançon, sa tension s'était amollie. La meilleure façon d'étouffer chez le commandant une contrariété naissante était de l'emmener dîner, et bien dîner. Mais jamais il n'en perdait pour autant sa trajectoire. De même que jamais le vin ne lui avait fait oublier quoi que ce soit. En outre, le commandant n'était pas intimidable. Lui seul avait le pouvoir de s'effrayer lui-même.

— Ne tournez pas autour du pot, lui dit Adamsberg, qui se sentait d'humeur légère. Allez-y, Danglard.

— Je ne tourne pas. Je mange pendant que c'est chaud.

— C'est ce que recommande la mère de Voisenet.

— C'est ce que recommandent toutes les mères, dit Veyrenc en se resservant de garbure.

— Elle s'appelle l'araignée recluse, l'araignée-violon, insista Adamsberg.

— Elle s'appelle Loxosceles rufescens, précisa Danglard. Loxosceles reclusa dans les Amériques, mais rufescens chez nous. Il en existe des centaines d'espèces.

La maîtresse des lieux, Estelle, de quelque quarante ans, vint demander à Veyrenc s'il souhaitait qu'elle lui fasse réchauffer sa garbure, ce n'était pas bon de manger froid. Tout en lui posant une main légère sur l'épaule. Veyrenc refusa avec un sourire, sourire qui empêcha, par effet quasi magnétique, la main légère de se retirer de l'épaule. Adamsberg croisa le petit regard brun de Veyrenc. Cela faisait longtemps que la lutte virile qui les avait opposés pour une femme s'était éteinte.

— Vous la connaissiez, commandant ? demanda Adamsberg.

— La patronne ? De loin. Vous avez déjà essayé de me faire avaler cette soupe, ici même.

— Je parlais de la recluse. Vous la connaissiez ?

— Non, j'ai lu.

Et Adamsberg savait que Danglard avait pu lire, en deux heures, trente fois plus que ce qu'il avait parcouru lui-même.

— Et pourquoi avez-vous lu ? demanda-t-il tout en faisant signe à Estelle de leur apporter le fromage, une tomme de brebis vieillie. Les bestioles ne sont pas un sujet pour vous.

— Une seconde, commissaire. Pour le fromage, je passe au vin rouge.

— Ici, c'est du madiran.

— Je connais vos terroirs.

Une fois son verre empli, et face à son assiette de tomme, Danglard apparut proche de la détente.

— Parce que j'ai vu votre note, sur votre bureau, dit-il.

— Je sais. C'est pourquoi vous êtes là.

— Noms des « victimes », âges, professions, dates des décès, cela ressemble fort à un début d'enquête, non ? C'est mon boulot de m'informer des prochains travaux de la Brigade.

— Vous feintez, Danglard. Ce n'est pas une enquête.

— En ce cas, j'ai dû faire erreur. Si c'est un jeu, c'est autre chose.

Le visage d'Adamsberg se ferma brusquement.

— Ce n'est pas un jeu.

— Et de quoi s'agit-il alors ?

— Cinq victimes, trois morts, dit Veyrenc. En si peu de temps. Il existe peut-être…

— Peut-être ? le coupa Danglard.

— Une ombre qui plane ? acheva Veyrenc.

— Qui pourrait étendre ses ailes ? ajouta Adamsberg.

Danglard secoua la tête et repoussa son assiette vide.

— Trois morts, c'est exact. Mais cela regarde les médecins, les épidémiologistes, les zoologues. Nous, en aucun cas. Ce n'est pas de notre compétence.

— Ce qu'il serait bon de vérifier, dit Adamsberg. Ce pourquoi j'ai rendez-vous dès demain avec un spécialiste des araignées, je ne sais plus comment cela s'appelle, un araignologue, un arachonologue, peu importe, au Muséum d'histoire naturelle.

— Je ne veux pas y croire, dit Danglard, je ne veux pas y croire. Revenez-nous, commissaire. Bon sang mais dans quelles brumes avez-vous donc perdu la vue ?

— Je vois très bien dans les brumes, dit Adamsberg un peu sèchement, en posant ses deux mains à plat sur la table. J'y vois même mieux qu'ailleurs. Je vais donc être net, Danglard. Je ne crois pas à une multiplication des recluses. Je ne crois pas à une mutation de leur venin, si grande et si subite. Je crois que ces trois hommes ont été assassinés.

Il y eut un silence avant que Danglard, stupéfait, ne reprenne. Les grandes mains d'Adamsberg n'avaient pas bougé, fermement appliquées sur le bois de la table.

— Assassinés, répéta Danglard. Par des recluses ?

Adamsberg prit un temps avant de répondre. Ses mains quittèrent la table et dansèrent un peu dans l'air.

— En quelque sorte, oui.

Veyrenc et Adamsberg rentraient en marchant lentement, vestes ouvertes sur la tiédeur de ce début de juin, après avoir pris la précaution de raccompagner Danglard, assommé, non par le vin, mais par la déclaration du commissaire.

— Pour ton rendez-vous au Muséum, Jean-Baptiste, on dit « arachnologue », dit Veyrenc.

— Une seconde, il vaut mieux que je le note.

Adamsberg ouvrit son carnet dans la nuit, écrivit le mot en suivant l'orthographe que lui dictait Veyrenc, puis compléta la page par un rapide dessin d'araignée.

— Non, les araignées ont huit pattes, huit. Je te l'ai déjà dit.

— Et les insectes six, dit Adamsberg en corrigeant son croquis, je m'en souviens maintenant.