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Il rempocha son carnet et sa main rencontra une vieille cigarette froissée volée à son fils Zerk. Il la sortit, à moitié vide de tabac, et l'alluma.

— Et donc, tu vois cela dans les brumes, dit tranquillement Veyrenc en reprenant leur marche.

— Oui. Que veux-tu que j'y fasse ?

— Ce que tu fais. Je ne vois pas dans les brumes. Mais il m'arrive de voir un peu devant.

— Et que vois-tu, devant ?

— Eh bien, cette ombre, Jean-Baptiste.

IX

À 13 h 50, Adamsberg, un peu en avance, attendait son rendez-vous avec le professeur Pujol, l'arachnologue — il vérifia une dernière fois le mot dans son carnet. Huit pattes. Loxosceles rufescens. Hier soir, sur le chemin du retour, Danglard avait réfléchi à haute voix sur l'étymologie du terme Loxosceles, alors que nul ne lui avait rien demandé. De loxo, « oblique », et par extension, « qui ne marche pas droit », « vicelard ». Et peut-être de celer, « qui se cache ». La vicelarde qui se cache ? Mais cela ne satisfaisait pas Danglard de mêler des racines grecque et latine.

Le commissaire était assis sur un banc de bois instable, baigné dans une odeur de vieux parquet, de poussière, de formol, de crasse peut-être. Il cherchait comment justifier sa visite et les idées lui manquaient.

Une petite femme un peu rondelette de quelque soixante-dix ans, appuyée sur une canne, s'approcha du banc. Inquiète ou méfiante, elle s'y assit à plus d'un mètre du commissaire. Elle coinça sa canne auprès d'elle, et la canne tomba. Toutes les cannes glissent, toutes les cannes tombent, se dit Adamsberg, qui la ramassa aussitôt et la tendit en souriant à la femme. Elle était vêtue d'un jean trop long retroussé sur des baskets grises, d'un chemisier très fleuri et d'un « cardigan » tout aussi démodé. Pour s'habiller avec négligence, Adamsberg savait reconnaître une tenue « provinciale », ainsi qu'on disait ici, dans la grande ville de pierre. Elle lui rappelait sa mère, ses « chandails » à gros boutons recousus main, avec trop de fil, pour que ce soit solide. Pas très jolie, un bon visage presque rond, des cheveux teints en une nuance de blond, une mise en plis, des lunettes lourdes qui ne lui allaient pas. Et, comme sa mère, elle présentait deux stries nettes entre des sourcils trop souvent froncés, elle n'avait pas dû rigoler en matière d'éducation des gosses.

Adamsberg se demandait ce que cette femme pouvait bien faire sur ce banc, pourquoi elle avait voyagé jusqu'ici. Elle tenait son petit bagage noir sur ses genoux, l'ouvrit pour en sortir une boîte en plastique, l'examiner et la renfourner aussitôt. Cela faisait bien quatre fois qu'elle vérifiait qu'elle n'avait pas oublié la boîte. C'était pour cela qu'elle venait.

— Pardon, dit-elle, vous seriez gentil de me donner l'heure.

— Je suis désolé, je n'ai pas l'heure.

— Alors c'est quoi, ces deux montres que vous avez au poignet ?

— Ce sont des montres, mais elles sont arrêtées.

— Et pourquoi vous les mettez alors ?

— Je ne sais pas.

— Excusez-moi, ça ne me regarde pas. Excusez-moi.

— Je vous en prie, ce n'est pas grave.

— Non, c'est que j'aime pas être en retard.

— Vous avez rendez-vous à quelle heure ?

On aurait dit deux patients dans une salle d'attente de dentiste, discutant faussement pour tromper l'appréhension. Mais comme on n'était pas chez un dentiste, s'ajoutait une curiosité sur le motif de la présence de l'autre. Et le souci que cet autre ne lui vole sa place.

— À 14 heures, répondit-elle.

— Moi aussi.

— Mais avec qui ?

— Le professeur Pujol.

— Moi aussi, dit-elle en se renfrognant. Alors il nous prend ensemble ? Ça se fait pas, ça.

— Il est peut-être très occupé.

— Et vous venez pour quoi, vous ? Sans indiscrétion ? Pour faire réparer vos montres ?

Elle eut un petit rire spontané, gai, sans moquerie, qu'elle réprima aussitôt. Elle avait de jolies dents, encore assez blanches pour son âge, ce qui lui ôtait dix ans quand elle riait.

— Excusez-moi, dit-elle, excusez-moi. C'est que parfois, je fais des petites blagues.

— Je vous en prie, rien de grave, répéta Adamsberg.

— Mais vous venez pour quoi ?

— Eh bien, disons que je m'intéresse aux araignées.

— C'est forcé, si vous venez voir le professeur Pujol. Vous seriez une sorte d'arachnologue amateur ?

— C'est cela.

— Et il y en a une qui vous fait des embêtements ?

— Un peu. Et vous ?

— Moi, j'en apporte une. Des fois que ça peut leur servir. Parce qu'elle est rare à dénicher.

Puis la femme parut réfléchir, regardant droit devant elle, semblant peser avec gravité un pour et un contre. Elle examina ensuite son compagnon — sans indiscrétion espéra-t-elle. Un petit homme brun, mince, et des muscles tendus comme du nerf de bœuf. Une tête… mais qu'est-ce qu'on pouvait bien dire de sa tête ? Tout irrégulière, les pommettes saillantes, les joues creuses, un nez trop grand, busqué, et un sourire pas droit qui faisait plaisir à voir. Sur ce sourire, elle se décida, sortit sa précieuse boîte et la lui tendit.

Adamsberg regarda avec attention la bête brune recroquevillée derrière le plastique jauni. Une araignée morte, ça n'a plus l'air de rien. Vous écrasez une tégénaire géante, il en reste un petit pois. Aujourd'hui, parler de la recluse et même la voir pour la première fois ne déclenchait en lui aucun trouble. De même que la veille au dîner. Pourquoi, il ne tentait pas de se l'expliquer. Il s'habituait, voilà tout.

— Vous savez pas ? demanda la femme.

— Je ne suis pas sûr.

— Peut-être que vous n'en avez jamais vu de morte ?

— Non.

— Vous voyez quand même son dos.

— Oui.

— Et ça vous frappe pas, son céphalothorax ?

Adamsberg hésita. Il avait lu quelque chose là-dessus. L'autre nom de la recluse : l'araignée violoniste, ou l'araignée-violon. Parce qu'il y avait un dessin en forme de violon sur son dos. Il avait eu beau scruter les photos, franchement, ça ne ressemblait pas à un violon.

— C'est ce dessin, n'est-ce pas ?

— Vous voulez que je vous dise, sans indiscrétion ? Vous n'êtes pas plus arachnologue que je suis le pape.

— C'est vrai, dit Adamsberg en lui rendant la boîte.

— C'est quelle araignée qui vous intéresse ?

— La recluse.

— La recluse ? Alors vous êtes comme les autres ? Vous avez peur ?

— Non. Je suis flic.

— Flic ? Attendez que je comprenne.

De nouveau, la petite femme regarda face à elle, puis revint à Adamsberg.

— Dès qu'il y a des morts, les flics rappliquent. Mais vous n'allez pas arrêter des recluses pour assassinat quand même ?

— Non.

— Remarquez qu'elles seraient à l'aise dans une cellule, si vous leur mettez un petit tas de bois pour se cacher. Pardon, je riais. Je faisais une blague.

— Je vous en prie, rien de grave.

— Attendez que je comprenne. Ah, voilà. Dès qu'il y a panique, les flics rappliquent. Pour ramener l'ordre. Alors vous, vous venez vous renseigner pour dire ensuite quoi faire à vos collègues d'en bas et d'en haut, pour rassurer les gens.

Adamsberg réalisa que la petite femme venait de lui fournir une parfaite explication pour justifier sa demande de rendez-vous auprès du professeur Pujol.

— C'est cela, dit-il en souriant. Ce sont les ordres de ma direction. Comme si on n'avait que cela à faire.