— Ben fallait me téléphoner, vous auriez gagné du temps.
— Mais je ne vous connaissais pas.
— C'est vrai, tiens. Vous ne me connaissiez pas. C'est une recluse que j'ai dans la boîte. Des fois qu'ils veulent du venin.
— Il est dangereux ?
— Pensez-vous… Dame, si on est vieux, c'est plus embêtant. Mais c'est surtout si on attend des jours et des jours. Et les gens, ils n'y connaissent rien. Ils savent pas que s'il sort une petite pustule, c'est que c'est la recluse qui les a mordus. Que mieux vaut aller au docteur et prendre des antibiotiques. Seulement, non, ils attendent, surtout les vieux. Parce que ça attend, les vieux. Ça enfle, ça gonfle, ils se disent « j'ai été piqué, ça va passer ». Ils ont pas tort, remarquez. S'il fallait courir à l'hôpital dès qu'on a un bouton, imaginez. Seulement, une morsure de recluse, ça passe pas toujours. Et d'un coup, quand ça devient grand et noir, ils y vont, à l'hôpital. Et des fois, eh ben c'est trop tard.
— Vous la connaissez bien, cette recluse.
— Pensez, j'en ai plusieurs chez moi.
— Et vous n'avez pas peur ?
— Ben non. Je sais où elles sont, je les embête pas, c'est tout. J'embête aucune araignée. J'aime bien les animaux, tous. Ah non, sauf un. Celui-là, je peux pas le voir. Le blaps. Vous voyez ce que c'est ? Dites donc, il est en retard le professeur, il ne se gêne pas. Avec tout le train que j'ai fait. Je ne sais pas si je vais lui offrir ma recluse, tout compte fait. Donc, cette saleté de blaps, vous voyez ce que c'est ?
— Non, je ne connais pas.
— Mais si. C'est un gros coléoptère noir, mais noir sale. Comme des chaussures qu'on n'a jamais cirées. On l'appelle aussi le scarabée funèbre, le scarabée puant, ou le blaps annonce-mort.
— Qu'est-ce qu'il fait pour mériter ça ?
— Ce qu'il aime, c'est les endroits sombres, pas propres. Ah non, il n'est pas propre. Et quand on le trouve, au lieu de filer, il redresse son cul — pardon, excusez-moi, je suis désolée, excusez-moi —, il redresse son arrière-train, voilà, et il vous envoie dessus un jet puant. Et irritant. Chez nous, il fait quatre centimètres de long, c'est pas rien. Vous en avez forcément vu. Mais si. Vous êtes d'où ?
— Du Béarn. Et vous ?
— De Cadeirac, c'est près de Nîmes. Mais si, vous le connaissez : partout où y a de la merde, il y a des blaps. Pardon, excusez-moi, vraiment.
— Ce n'est rien.
— Ah celui-là, je l'écrase, avec une bûche ou avec une pierre, avant qu'il m'asperge. Ce qui m'embête, c'est que j'en ai vu deux ces derniers temps, pas dans la cave, mais dans la maison. J'aime pas ça.
— Parce qu'il est annonce-mort ?
— La mort, je ne sais pas, mais il annonce le mauvais sort. Personne n'aime voir un blaps. Le premier, il est sorti de derrière la bombonne de gaz. Et l'autre, de ma botte. Carrément. Et vous savez ce que ça mange ? Des merdes de rat, carrément.
Le professeur Pujol venait à leur rencontre, blouse blanche ouverte, gros homme barbu à lunettes fines, crâne chauve, le visage sévère d'un gars qu'on dérange. Il tendit d'abord la main à Adamsberg.
— Commissaire Jean-Baptiste Adamsberg ?
— Lui-même.
— J'avoue que la visite d'un ponte de la police pour quelques morsures de recluses me surprend un peu.
— Moi de même, professeur. Mais j'ai des ordres.
— Et vous obéissez. Quel métier. Il n'y a pas de place chez vous pour la pensée libre, et croyez que je vous plains.
Imbuvable, se dit Adamsberg.
Puis Pujol dévisagea la petite femme qui se mettait debout avec difficulté, encombrée de son sac de voyage et de sa canne. Adamsberg l'aida, la soulevant doucement par le bras et lui prenant son sac.
— Excusez-moi, vraiment, excusez-moi, c'est mon arthrose.
Le professeur n'avait pas levé un doigt pour porter assistance et attendit que la femme soit de nouveau sur pied pour lui tendre la main.
— Irène Royer-Ramier ? Je vous en prie, suivez-moi tous les deux.
Pujol partit d'un pas rapide au long des couloirs, alors qu'Adamsberg, ralenti par la femme qu'il soutenait toujours par le coude, ne pouvait pas tenir le rythme.
— Prenez votre temps, lui dit-il.
— Je dis que c'est un rustre. Mais peut-être que je me trompe, faut pas juger trop vite. Je savais pas que vous étiez commissaire, et j'ai dit « flic ». Excusez-moi, je m'excuse.
— Il n'y a pas de mal. C'est moi qui l'ai dit le premier.
— Ah, c'est vrai.
Sept minutes de couloirs, au rythme d'Irène Royer, parquets grinçants, formol, bocaux sur des étagères, jusqu'au très petit bureau du professeur Pujol.
— Eh bien, posez vos questions, dit-il avant même de s'asseoir. Je vous avertis tous deux que je suis spécialiste de la famille des Salticidae, donc rien à voir avec votre recluse. Mais je la connais tout de même, cela va sans dire. C'est cette histoire de morsures en Languedoc-Roussillon, c'est cela ? Commissaire ?
— Les rumeurs qui courent déjà sur internet, après cinq morsures en trois semaines et trois morts — des hommes âgés —, commencent à créer la polémique et semer la panique. Ma hiérarchie n'aime pas la panique, mère de violences.
— Et encore, ajouta Irène Royer, depuis Paris, vous ne pouvez pas vous rendre compte. Mais là-bas, c'est la chasse aux sorcières. La vente des aspirateurs a bondi, pour les arracher à leurs cachettes.
— Bon pour le commerce, dit Pujol, qui attrapa un cure-dent et s'affaira sur sa mâchoire.
— La chasse aux sorcières toutes directions. Dans mon village, tout le monde sait que je ne tue pas les araignées.
— C'est bien.
— C'est bien mais j'ai déjà reçu un caillou dans ma vitre. J'ai prévenu la gendarmerie, mais ils ne savent pas quoi faire quoi penser : s'ils doivent aider à tuer les recluses « mutantes », ou diminuer la population « envahissante », ou pas s'en occuper ? Ils ne savent pas.
— C'est ici qu'on se rejoint, dit Adamsberg. Ma hiérarchie exige un avis scientifique pour décider du message à faire passer aux autorités locales.
— Avis sur quoi, commissaire ?
— Assiste-t-on à une subite multiplication du nombre de recluses ? Due, dit-on, au réchauffement climatique ?
— En aucun cas, dit Pujol avec une moue de dédain, dédain pour les ignares et les faibles d'esprit. Les arachnides ne sont pas des rongeurs. Ils ne sont pas sujets à de brusques élévations de population, comme les spermophiles par exemple.
— Certains avancent, insista Adamsberg, que la diminution très conséquente du nombre des oiseaux, suite à la pollution et aux insecticides, aurait laissé beaucoup plus de petits d'araignées survivre.
— Comme chez tous les animaux, sitôt que certains s'effacent, d'autres en profitent pour prendre leur place. Prenez une diminution de moitié des passereaux, des mésanges, des moineaux, et des oiseaux plus coriaces occuperont leurs niches et croîtront. Les corneilles par exemple. Si bien que la même quantité de petites araignées sera avalée. Autre question ?
Adamsberg prit un instant pour noter.
Imbuvable.
— L'hypothèse de la mutation, dit-il. On dit…
— « On dit. » C'est-à-dire les réseaux, les forums, les chats ?
— C'est cela.
— Autrement dit les ignorants, les imbéciles qui se haussent du col avec des hypothèses fumeuses et sans rien y connaître.
— Mais c'est de ces réseaux, professeur, que naît et se répand la rumeur. Et ma hiérarchie n'aime pas les rumeurs. Ce pourquoi, je vous l'ai dit, elle veut savoir ce qu'il en est avant d'opposer un démenti officiel.