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— Cela fait trois semaines que je me bagarre sur ces réseaux, intervint Irène Royer. Peine perdue. Autant…

« Autant pisser dans un violon », allait-elle dire, pensa Adamsberg.

— Autant verser de l'eau dans un entonnoir, continua-t-elle. C'est une parole scientifique qui peut arrêter ça.

— Et que répondez-vous, madame Royer, sur ces réseaux ?

— Royer-Ramier, précisa-t-elle, mais c'est plus simple de dire Royer. Tout le monde le fait. Je dis que les recluses se cachent et que c'est rare de les rencontrer. Qu'elles ne sont pas agressives, ni sauteuses ni quoi que ce soit. Que leur venin n'est pas mortel sauf, d'accord, parfois, sur des personnes âgées, au système affaibli…

— Au système immunodéficient, coupa Pujol.

— Et c'est à cause du temps qu'ils prennent avant d'aller consulter. Parce qu'on ne sait pas reconnaître une morsure de recluse.

— Grossièrement c'est cela, avec d'autres mots.

— Mais vous n'avez pas répondu sur l'hypothèse de la mutation, dit Adamsberg. Cela terrifie les gens, cela les fascine aussi, ils la redoutent comme ils la désirent. Ils soutiennent que les araignées peuvent avaler des quantités énormes d'insectes.

— Exact.

— Et que ces insectes étant à présent gorgés de pesticides, elles se gavent d'un poison qui aurait pu transformer leur venin.

— Des mutations, autrement dit une modification de l'information contenue dans l'ADN, il s'en produit constamment. Le virus de la grippe mute tous les ans. Elle reste cependant la grippe. Il ne survient jamais une mutation apte à modifier de fond en comble tout un organisme animal.

— Mais il naît quand même des enfants à quatre bras, dit la femme.

— C'est une anomalie chromosomique individuelle, cela n'a rien à voir. Vous n'imaginez pas, madame Royer, qu'une araignée mutante à dix-huit pattes et au venin surpuissant se mette en chasse des hommes ? Ne confondez pas réalité génétique et fiction cinématographique. Vous me suivez ? Et pour clore le sujet, les araignées sont bien entendu farcies de pesticides. Comme nous. Comme les insectes, qui en meurent, comme les oiseaux, qui en meurent. Les araignées de même. On risque plutôt une diminution qu'une augmentation de leur population.

— Donc, pas de mutation ? demanda Adamsberg, notant toujours.

— Pas de mutation. Si vous voulez y mettre les grands moyens, commissaire, faites donc commander par le ministère de l'Intérieur une analyse du venin présent dans le sang des victimes décédées de loxoscélisme.

— Loxoscélisme ? dit Adamsberg, stylo levé.

— C'est le nom de l'atteinte morbide de la recluse. Et demandez donc au CAP…

— Le CAP ?

— Le Centre antipoison de Marseille.

— Ah, bien.

— Demandez donc au CAP une comparaison avec le venin de recluse de l'an dernier, et une recherche de hausse de dangerosité. Les patients ont dû conserver leurs analyses. Vous me suivez ? Faites faire cela. Et l'on s'amusera, croyez-moi.

— Tant mieux alors, dit Adamsberg en refermant son carnet. Pas de surpopulation, pas de mutation. Que proposez-vous pour expliquer que l'on ait déjà, le 2 juin, cinq morsures de recluses et trois décès ?

— Pour les trois décès, comme l'a dit madame, j'incrimine un retard préjudiciable de soins et des individus immunodéficients, victimes d'une hémolyse ou d'une surinfection. En ce qui concerne les deux autres cas, la rumeur a conduit les mordus, poussés par le flot de la presse régionale et des réseaux, à se déclarer publiquement. Si la rumeur, toujours elle, n'avait pas stupidement crié au feu l'an dernier en imaginant la France envahie par la recluse brune d'Amérique, nous n'en serions pas là. Ordinairement, la majorité des personnes mordues par des recluses subissent une morsure blanche, c'est-à-dire nulle, ou de faible contenu venimeux. Dans les cas rares d'une injection totale de venin, la personne va consulter son médecin qui lui prescrit des antibiotiques. Et personne ne le sait. Nous en avons fini ?

— Pas tout à fait, professeur. Est-il possible qu'une personne, disons, mal intentionnée, introduise plusieurs recluses dans le domicile d'une autre ?

— Pour la tuer ?

— Oui.

— Vous allez presque me faire rire, commissaire.

— J'ai mes ordres.

— J'oubliais. Vos ordres. Vous êtes le mieux placé pour savoir qu'il existe mille moyens infiniment plus simples d'assassiner quelqu'un. Que si — mais nous sommes en train de rire, n'est-ce pas —, que si votre cinglé désire utiliser du venin animal, mais qu'il choisisse donc des vipères, nom d'un chien ! La vipère libère, si elle le veut bien, quinze milligrammes de venin. Je vous épargne sa DL 50, soit la dose létale efficiente sur cinquante pour cent d'un groupe de souris de vingt grammes par individu, vous me suivez ? Sachez donc que pour tuer un homme « à la vipère », elles devraient être quatre à cinq à le piquer ! Et si vous connaissez l'astuce pour donner cet ordre à des vipères, racontez-moi cela, on s'amusera. Alors imaginez la recluse ! Sa quantité de poison est infime. En admettant qu'elles acceptent de vider la totalité de leurs glandes sur un homme, ce qui est très rare, je le répète, il vous faudrait environ, laissez-moi quelques secondes… nous ne disposons pas de DL 50 pour la recluse, seulement d'estimations glandulaires.

Il y eut un silence, pendant que le professeur effectuait mentalement ses calculs.

— Il vous faudrait, reprit le professeur Pujol en souriant, le contenu d'environ quarante-quatre glandes de recluses pour tuer à coup sûr. Soit une attaque totale de vingt-deux recluses sur un homme, ce qui serait une sacrée prouesse de la part d'araignées solitaires et non attaquantes ! Et comptez plutôt soixante recluses, en incluant les morsures blanches et les semi-morsures ! Et pour tuer trois hommes, cent quatre-vingts recluses ! Votre cinglé devrait donc se débrouiller pour dénicher presque deux cents recluses, les lâcher chez ses ennemis, et prier pour qu'elles mordent — et pourquoi mordraient-elles, je vous le demande ? Deux cents ! Je vous rappelle qu'il est très difficile de les débusquer ! Elles ne portent pas leur nom pour rien.

— Très, confirma Irène Royer. Ou de les surprendre, même quand on sait où elles sont. Vous savez ce que j'ai eu le privilège de voir, un jour ? La nuée des nouveau-nés s'en allant, portés par le vent, avec leurs fils de la vierge.

— Tant mieux pour vous, madame, c'est très beau. Mais laissez-moi poursuivre quant à l'hypothèse du commissaire sur une attaque groupée. Vous ne croyez pas qu'après trois morsures, votre victime se lèverait pour savoir ce qui se passe dans son lit ? Au lieu d'attendre d'être mordue soixante fois ? Allons, commissaire. Mais si vous mettez la main sur votre agresseur, dit-il en se redressant, je vous en prie, amenez-le-moi…

— On s'amusera, conclut Adamsberg à la place de Pujol. En ce qui me concerne, j'en ai fini, et je vous remercie de m'avoir consacré de votre temps.

Il se leva, imité par Irène Royer.

— Vous aussi, madame ? Satisfaite ?

— Pareil. Merci. Excusez-nous, je m'excuse.

— Vous n'avez pas, dit Adamsberg à Irène Royer, une fois de retour dans les couloirs, à vous excuser devant un type aussi…

Adamsberg chercha le mot de Danglard.

— Infatué. Infatué, brutal et mufle. Mais peu importe, nous avons nos réponses.

— Vous les avez eues, et moi grâce à vous. Parce que je suis bien sûre qu'à moi, il n'aurait pas pris la peine de parler. Tandis qu'avec un fli…, avec un commissaire en mission, on fait plus attention. C'est un peu normal, on peut comprendre. J'ai bien fait de ne pas lui donner ma petite boîte. Il aurait ri.

— Attention, madame Royer, attention. N'allez pas raconter sur vos forums que ma hiérarchie m'a confié cette mission, je vous en prie.