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— Une bière après le dîner, avec mon vieux voisin, sous un arbre.

Adamsberg voyait s'éloigner la petite idée, l'anguille se faufiler entre les roches, la murène s'enfoncer dans son trou. Mais il sentait qu'il ne fallait pas interrompre ce bavardage, elle allait y revenir. Ou bien la petite idée allait la gratter toujours et, d'une certaine façon, elle n'était pas mécontente de s'en débarrasser en la passant au commissaire.

— Moi, c'était pas sous un arbre, c'était à La Vieille Cave. Et ces deux-là, ils y étaient toujours. Et je vous garantis qu'ils ne buvaient pas qu'un petit porto. Pastis sur pastis, et ça parlait et ça parlait. C'est souvent, quand on a eu un enfer, qu'on en parle et on en parle, comme s'il fallait le tuer tous les jours. Vous me suivez ? Qu'on en parle même en rigolant, comme si ç'avait été un paradis. Le bon vieux temps, quoi. Et eux, leur enfer, ç'avait été un orphelinat. Ils l'appelaient « La Miséricorde ». Pas très loin de Nîmes. Enfin, ça les avait soudés comme les deux doigts de la main et ce qu'ils préféraient, c'était se rappeler leurs bêtises, leurs mauvais coups, quoi. Et de ce que j'entendais, moi — je faisais mes mots croisés à côté d'eux, un jour j'ai gagné une couverture chauffante, une vraie saleté —, oh pardon, excusez-moi, vraiment.

— Rien de grave.

— Je veux dire que c'est le genre d'engin à foutre le feu au lit. Ils se racontaient des mauvais coups de mauvaise graine de l'orphelinat, quoi. Pisser — là, c'est leur mot — dans le vestiaire du directeur, faire la grosse commission dans son cartable, faire le mur, attacher un gamin dans ses draps, voler le pantalon à un autre, baisser le short d'un gosse au sport, tabasser celui-ci, enfermer celui-là, vous voyez le genre. De la mauvaise graine qu'aimait faire du mal. Ils étaient pas tout seuls, remarquez, toute une petite bande apparemment. En même temps, voyez-vous, c'est sûr qu'ils étaient pas heureux là-dedans, les pauvres mômes. Vous parlez. Et vas-y que ces deux-là, ils rigolaient avec leurs pastis. Mais des fois, ils rigolaient plus, ils ricanaient à voix basse. Là, ça devait être des coups plus graves.

— Alors vous vous êtes dit, en tournant dans votre lit : il y a quelqu'un qui s'est vengé.

— Oui.

— En faisant passer ça pour une morsure de recluse.

— Oui. Mais soixante ans après, ça n'avait pas de sens, si ?

— C'est vous qui le dites : un enfer, on en parle tous les jours. C'est donc qu'on y pense tous les jours. Même pendant soixante ans.

— Seulement voilà, ils sont bien morts à cause de la nécrose, du venin. Et on tombe toujours sur le même truc : on peut pas forcer une recluse à piquer.

— Et si on la met dans le lit ? Dans la chaussure ?

— Ça ne marche pas. Parce que le premier, il a été piqué dehors, près de son tas de bois. Et le deuxième, dehors aussi, en ouvrant sa porte. La recluse, elle devait être dans les rocailles, bien tranquille.

— Ça ne va pas.

— C'est ce que je vous disais.

— Et le troisième, vous le connaissez ?

— Je ne l'ai jamais vu. Vous avez l'heure ?

Adamsberg lui montra ses deux bracelets au poignet.

— J'avais oublié, dit-elle. C'est que je dois me rendre chez une amie qui m'héberge.

— J'ai ma voiture, je vous dépose.

— Mais c'est sur le quai Saint-Bernard.

— Eh bien je vous dépose.

Une fois Irène Royer devant le domicile de son amie, Adamsberg lui tendit son sac et sa canne.

— Allez pas vous mettre martel en tête, surtout, dit-elle avant de le laisser.

— Et n'écrivez pas mon nom sur internet.

— Je vais pas abîmer votre carrière, allez. Je ne suis pas de la mauvaise graine, moi.

— Vous accepteriez de me donner votre numéro ? demanda Adamsberg en ouvrant son portable.

Irène réfléchit, à sa manière, regard droit devant elle, puis lui dicta les chiffres en consultant un petit répertoire.

— Disons que c'est si vous avez des nouvelles, dit-elle.

— Ou vous.

Adamsberg s'était déjà réinstallé au volant quand la petite femme frappa à la vitre.

— Je vous l'offre, dit-elle en lui tendant la boîte en plastique jauni.

X

Il était tard quand Adamsberg revint à la Brigade, qui ne sentait plus que modérément la marée. Les fenêtres restaient grandes ouvertes, avec cette multitude d'objets hétéroclites toujours posés sur les bureaux pour protéger les documents des assauts des courants d'air. Odeur rémanente à laquelle s'ajoutait un parfum de rose ou de lilas pulsé par le lieutenant Froissy — qui d'autre ? — , mue par son impérieux besoin de veiller au bien-être de ses collègues. Le résultat de ce mélange était assez nauséeux, et Adamsberg y préférait la nette odeur de port.

— C'est Froissy, lui dit Veyrenc en s'approchant.

— Je m'en doute.

— On ne peut rien dire, elle le fait pour notre bien. Elle a vidé deux bombes entières, personne n'a osé la décourager dans son œuvre. Mais comme en toute chose, rien ne sert de déposer un voile sur la puanteur.

— On pourrait apporter une nouvelle murène pour étouffer la rose et le lilas. Ou cela, tiens.

Adamsberg sortit de sa poche la petite boîte en plastique.

— C'est une recluse, et c'est un cadeau. Admire. J'avoue que jusqu'ici, personne ne m'avait jamais offert une araignée morte. Seulement, ça ne sent rien. Contrairement au blaps.

— Tu parles du blaps puant ?

— Lui-même. Le blaps annonce-mort.

— Et qui a eu la délicatesse de t'offrir une araignée morte ?

— Une petite femme que j'ai rencontrée au Muséum. Elle avait fait le voyage depuis Nîmes pour apporter ça au spécialiste des araignées.

— L'arachnologue.

— Oui. Comme elle n'a pas aimé le gars, elle a choisi de me donner sa recluse. C'est une offrande, un honneur, Louis. Comme Rögnvar qui a sculpté Retancourt sur une rame en bois.

— Il a fait cela ?

— Parfaitement. Tu as fini ton rapport ?

— Il est déjà dans les mains de Mordent.

— Il faut que je t'en parle, de ce que m'a dit cette femme. Mais à l'écart. Retrouve-moi dans mon bureau, avec discrétion. Comment va Danglard ?

— Je crois que la passion du papier et l'élaboration du « Livre » ont dissous sa contrariété.

Adamsberg déposa l'araignée sur sa table déjà encombrée. Il ouvrit la boîte, sortit une loupe volée à Froissy, et examina le dos de la bête. Comment appelaient-ils cela, ces arachnologues ? Il feuilleta son carnet, il avait noté ce nom quelque part. Le céphalothorax. Très bien. Autant appeler cela le dos. Et il eut beau scruter ce dos, le dessin du violon ne lui paraissait pas évident. Il entendit des pas et referma vivement le couvercle. Non qu'il craignît les agents de sa Brigade, mais il ne tenait pas à tourmenter Danglard.

C'était Voisenet, qui repéra aussitôt la boîte et se pencha dessus.

— Une recluse, dit-il. Comment l'avez-vous eue ? demanda-t-il avec envie. C'est rare.

— On me l'a offerte.

— Mais qui ? Comment ?

— Au Muséum.

— Vous ne lâchez pas prise, commissaire ?

— Justement si. Pas de multiplication des araignées, et pas de mutation. C'est plié de ce côté.