Le patron du lieu connaissait bien le propriétaire du véhicule ensanglanté : un fidèle qui fréquentait sa salle tous les samedis soir, d'environ 21 heures à minuit. Si sa chance tournait mal, il pouvait lutter sur sa machine jusqu'à la fermeture, à 2 heures du matin. Il leur avait montré l'homme, en costume et cravate délacée, très visible au milieu des gars à capuche et bière. Le type se battait furieusement avec un écran où des créatures titanesques et cadavériques fondaient sur lui, qu'il lui fallait démolir à la mitrailleuse pour tracer son chemin vers la Montagne torsadée du Roi noir. Quand les agents de la Brigade l'avaient interrompu en lui posant une main sur l'épaule, il avait secoué la tête fébrilement sans lâcher les manettes, et crié qu'il ne s'arrêterait en aucun cas à quarante-sept mille six cent cinquante-deux points, à deux doigts du palier de la Route de bronze, jamais. Haussant la voix dans le fracas des bécanes et les cris des clients, le commandant Mordent avait fini par lui faire entendre que sa femme venait de mourir, écrasée, à trois cents mètres de là. L'homme s'était à demi effondré sur la table de contrôle, torpillant la partie. L'écran afficha en musique : « Adieu, vous avez perdu. »
— Donc, selon le mari, dit Adamsberg, il n'aurait pas quitté la salle de jeux ?
— Si vous avez lu le rapport…, commença Mordent.
— Je préfère entendre, coupa Adamsberg.
— C'est cela. Il n'aurait pas bougé de la salle.
— Et comment explique-t-il que ce soit sa propre voiture qui soit ensanglantée ?
— Par l'existence d'un amant. L'amant aurait connu ses habitudes, il aurait emprunté son véhicule, écrasé sa maîtresse et serait revenu le garer au même emplacement.
— Pour le faire accuser ?
— Oui, puisque les flics accusent toujours le mari.
— Comment était-il ?
— Comment quoi ?
— Ses réactions ?
— Abasourdi, plus choqué que triste. Il s'est un peu repris quand on l'a amené à la Brigade. Le couple pensait à divorcer.
— À cause de l'amant ?
— Non, dit Noël avec un pli de mépris. Parce qu'un homme comme lui, un avocat parvenu si haut, se trouvait encombré par une épouse de basse classe. Si on lit entre les lignes de son discours.
— Et sa femme, ajouta le blond Justin, était humiliée d'être exclue de tous les cocktails et dîners qu'il donnait à son cabinet du 7e arrondissement avec ses relations et clients. Elle désirait qu'il l'y emmène, il refusait. Des scènes répétées. Elle aurait « détonné », a-t-il dit, elle aurait « juré dans le tableau ». Tel est le gars.
— Imbuvable, dit Noël.
— Il s'est de plus en plus repris, précisa Voisenet, et il s'est bagarré comme s'il était acculé sur la Route du Bagne dans son jeu vidéo. Il s'est mis à employer des termes de plus en plus compliqués, ou incompréhensibles.
— C'est une stratégie simple, dit Mordent, extrayant son maigre et long cou par saccades hors de son col, n'ayant rien perdu en ces deux semaines de ses allures de vieil échassier lassé par les épreuves de l'existence. Il mise sur le contraste entre lui-même, l'avocat d'affaires, et l'amant.
— Qui est ?
— Un Arabe, comme il a tenu à le préciser d'entrée, et réparateur de distributeurs de boissons. Il habite l'immeuble mitoyen. Nassim Bouzid, algérien, né en France, une femme et deux enfants.
Adamsberg hésita, puis se tut. Il ne pouvait décemment demander à ses hommes comment s'était déroulé l'interrogatoire de Nassim Bouzid, qui devait être consigné dans le rapport. Mais de cet homme, il ne se souvenait de rien.
— Quelle impression ? hasarda-t-il, faisant signe à Estalère de lui apporter un second café.
— C'est un beau gars, répondit le lieutenant Hélène Froissy en tournant son écran vers Adamsberg, affichant la photo d'un triste Nassim Bouzid. Des cils longs, des yeux miel qui paraissent maquillés, des dents très blanches et un sourire charmant. On l'aime beaucoup dans son immeuble, où on l'utilise comme un homme à tout faire. Nassim change les ampoules, Nassim répare les fuites d'eau, Nassim ne dit jamais non.
— Ce qui fait conclure au mari que c'est un être faible et servile, dit Voisenet. Venu de rien et parvenu à rien, a-t-il dit.
— Imbuvable, répéta Noël.
— Le mari est jaloux ? demanda Adamsberg qui avait commencé à prendre quelques notes avec indolence.
— Il prétend que non, dit Froissy. Il estime cette liaison méprisable mais elle l'arrange en cas de divorce.
— Et donc ? dit Adamsberg en revenant à Mordent. Vous parliez de stratégie, commandant ?
— Il table sur les réflexes des policiers, qu'il juge globalement incultes, racistes et stéréotypés : face à un avocat fortuné au langage raffiné au point d'en être inintelligible et un homme à tout faire arabe, un flic misera sur l'Arabe.
— Quels sont ses mots, ces mots sophistiqués et incompréhensibles ?
— Difficile à dire, répondit Voisenet, puisque je n'ai pas compris. Des mots comme « aperception », ou, attendez, hétéro… « hétéronome ».
— « Hétéronome », ça a à voir avec une déviance sexuelle ? demanda Voisenet. Il l'a dit à propos de l'amant.
Tous les regards se tournèrent vers Danglard pour chercher du secours.
— Non, avec le fait de ne pas être autonome. Cela vaudrait la peine de le prendre à son jeu.
— Je compte sur vous, commandant, répondit Adamsberg.
— Ce sera fait, dit Danglard, saisi d'une certaine jubilation à cette idée, oubliant un instant les inquiétants lointains d'Adamsberg et son actuel amateurisme. Il était clair que le commissaire avait retenu peu de chose du rapport qu'il avait pris grand soin de rédiger.
— Il fait beaucoup de citations aussi, ajouta Mercadet, émergeant d'une phase somnolente.
Mercadet, le très brillant informaticien de la Brigade, précédé de peu par Hélène Froissy, était un hypersomniaque et tous, sans exception, respectaient et même protégeaient le lourd handicap de leur collègue. Si le fait parvenait aux oreilles du divisionnaire, Mercadet serait éjecté sur-le-champ. Que faire d'un flic qu'un sommeil irrépressible abat toutes les trois heures ?
— Et maître Carvin attend qu'on réagisse à ses foutues citations, poursuivit Mercadet, qu'on parvienne à en citer l'auteur par exemple. Il jouit de notre ignorance, il s'amuse à nous écraser, cela ne fait aucun doute.
— Par exemple ?
— Celle-ci, dit Justin en ouvrant son carnet. À propos de Nassim Bouzid, toujours : Les hommes fuient moins le mensonge que le préjudice causé par le mensonge.
À nouveau, on attendit une précision de Danglard, qui les lave des humiliations répétées de l'avocat, mais le commandant estima plus délicat de s'abstenir de citer l'auteur, se plaçant ainsi à égalité avec l'ignorance de l'ensemble de la Brigade. Cette pudeur ne fut pas comprise, mais on pardonna à Danglard, car on ne pouvait demander à nul homme, si ahurissante fût son érudition, de connaître toutes les phrases de la littérature.
— Ce qui veut dire en clair, reprit Mordent, que notre avocat Carvin nous fournit aimablement un mobile de meurtre pour Bouzid : tuer sa maîtresse pour fuir le préjudice de son adultère et éviter l'éclatement de sa famille.