— Mais trois morts, tout de même.
— Je croyais que vous n'en étiez plus, lieutenant. Vous avez répété que c'étaient des vieux.
— Je sais. Il n'empêche que la recluse n'a jamais tué en France. Pas de mutation, vous en êtes certain ?
— Oui.
— D'accord. Ce n'est pas notre boulot, de toute façon.
Adamsberg sentait son lieutenant osciller entre logique et tentation.
— Je venais vous voir pour le rapport.
Voisenet tapota son ventre rond, un tic malheureux chez lui et qui trahissait embarras ou satisfaction, si bien qu'il y avait recours assez souvent.
— Pour cet interrogatoire avec Carvin, comment dire, est-ce qu'il serait possible de ne pas consigner les passages où il s'est foutu de ma gueule, avec ses « aperceptions » et ses citations ?
— Qu'est-ce qui vous prend, Voisenet ? Vous voulez aussi qu'on découpe la bande vidéo et qu'on la recolle avec du scotch ?
— Ces passages ne sont pas nécessaires à l'enquête.
— Ils sont nécessaires à la mise en valeur du caractère de Carvin. Depuis quand vous vient l'idée de falsifier les comptes rendus d'enquêtes ?
— Depuis cette « aperception ». Ça ne passe pas.
— Et moi, que devrais-je faire avec un arachnologue et un céphalothorax, voulez-vous me le dire ? Ravalez votre aperception, assumez-la, et digérez-la.
— Mais le céphalothorax, il n'est pas dans un rapport.
— Qui sait, Voisenet ?
Adamsberg eut Veyrenc en ligne et Voisenet quitta la pièce, massant son ventre.
— J'ai entendu Voisenet dans ton bureau, dit Veyrenc, j'ai passé mon chemin. Mieux vaut qu'on se retrouve ailleurs.
— Où ?
— On pourrait retourner à La Garbure. Danglard nous a gâché le plaisir hier.
Estelle, pensa aussitôt Adamsberg. Sa main posée sur l'épaule de son collègue hier soir. Cela faisait longtemps que Veyrenc était seul, son extrême exigence quant aux multiples qualités d'une femme réduisant de beaucoup ses choix. Adamsberg, lui, connaissait des problèmes inverses en raison de ses modestes prétentions. Estelle, se répéta-t-il, il y retourne pour elle et non pas pour une soupe au chou, même venue des Pyrénées.
XI
Parce que c'était eux, Adamsberg et Veyrenc, et surtout Veyrenc, Estelle posa la soupière de garbure sur un petit réchaud afin qu'ils puissent prendre leur temps sans que le plat refroidisse. Veyrenc avait inopinément changé de place et, à la différence de la veille, s'était installé face au comptoir et non pas de dos.
— Tu m'as bien dit que la recluse n'avait jamais fait de morts en France, dit Veyrenc.
— C'est vrai. Alors que la vipère y tue une à cinq personnes par an.
— Ça change les choses.
— Tu ne me suis plus ?
— Je n'ai pas dit cela. Raconte-moi cette femme qui t'a offert une araignée morte.
— Les hommes offrent bien des manteaux de fourrure. Quelle idée. Imagine-toi serrer dans tes bras une femme qui porte soixante écureuils morts sur le dos.
— Tu vas porter ton araignée sur le dos ?
— Je l'ai déjà sur les épaules, Louis.
— Et moi j'ai déjà un morceau de peau de panthère sur la tête, dit Veyrenc en passant sa main dans son épaisse chevelure.
Adamsberg sentit son ventre se nouer, comme chaque fois que Veyrenc évoquait cette histoire. Ils étaient enfants, là-haut, dans la montagne. Le petit Louis Veyrenc avait pris quatorze coups de canif sur la tête. Sur les cicatrices, les cheveux avaient repoussé roux, de ce roux qu'on nomme flamboyant. Cela ne passait pas inaperçu et on n'utilisait jamais Veyrenc pour une filature. Ce soir, sous la lampe basse du restaurant, ces mèches brillaient dans le brun sombre de ses cheveux. Ce qui évoquait en effet une peau de panthère, mais à l'envers.
— Que t'a dit cette femme ? demanda Veyrenc.
Adamsberg eut une rapide grimace et se pencha en arrière, se balançant sur les deux pieds de sa chaise, se tenant des deux mains à la table.
— C'est difficile, Louis. J'ai l'impression, non, pas l'impression. Je crois que je l'ai déjà vue.
— La femme ?
— Non. La recluse.
La raideur serra cette fois sa nuque, et Adamsberg secoua la tête pour la chasser.
— Enfin non, je ne l'ai jamais vue. Ou si. Quelque chose comme cela. Il y a longtemps.
— Bien sûr tu l'as vue. Mais il y a seulement trois jours. Elle est partout sur les forums.
— Et la veille, elle était sur l'écran de Voisenet. J'ai ressenti un trouble, un dégoût.
— Les araignées dégoûtent beaucoup de gens.
— Mais pas moi.
— N'oublie pas qu'il y avait l'odeur atroce de cette murène.
— Et cela s'est mélangé. La puanteur et l'araignée. Ça a compté, cette puanteur, je le sais.
— Tu te souviens précisément de l'écran de Voisenet ?
— Je ne me souviens jamais des mots, mais des images, oui. Je pourrais te décrire tous les objets que chacun a posés sur sa table pour que les papiers ne s'envolent pas. Je pourrais te dessiner l'arbre, là-haut, sur la montagne, quand tu…
— Laisse cette histoire. Elles sont très bien, mes mèches.
— Très bien.
— Sur l'écran de Voisenet ? Qu'y avait-il ?
— Rien de particulier. La photo agrandie d'une araignée, d'un brun assez clair, tête en bas, et la légende en haut de l'image, en lettres bleues, Recluse d'Europe ou araignée violoniste. C'est tout.
Adamsberg frotta vigoureusement sa nuque.
— Tu as mal ?
— Un peu. C'est quand j'entends son nom, parfois.
— Et quand tu la vois ? Dans la boîte ?
— Non, dit Adamsberg en haussant les épaules. Je m'en fous de la voir. Ses pattes, son dos, je m'en fous. Ou bien c'est une autre forme.
— Quelle forme ?
— Aucune idée.
— Tu vois une forme ? En rêve, en cauchemar, en réel, en somnolence ?
— Je ne sais pas. En spectre peut-être, dit Adamsberg en souriant.
— C'est un mort ?
— Non… Ou bien un mort qui danse. Tu sais, on en voit sur ces vieilles gravures qui font peur aux enfants, ces êtres qui s'agitent.
Adamsberg tourna la tête. La raideur s'était enfuie.
— Oublie mes questions, reprit Veyrenc. Dis-moi ce que t'a raconté cette femme.
Adamsberg fit retomber sa chaise, goûta la garbure et résuma sa discussion à L'Étoile d'Austerlitz.
— Du même orphelinat ?
— C'est ce qu'elle a dit.
— Des « mauvais coups de mauvaise graine ».
— C'est son expression.
— Ils ont pu continuer sur leur lancée. Mais quels « mauvais coups » ?
— Je rendrais volontiers visite au directeur de cet orphelinat.
— Qui doit avoir aujourd'hui quelque cent vingt ans.
— À son successeur, j'entends.
— Sous quel prétexte ? Tu ne peux pas lui servir à nouveau les soi-disant ordres de ta hiérarchie. Tu as de la chance que cette femme garde sa langue. Tu es sûre d'elle ?
— Depuis ce chocolat à L'Étoile d'Austerlitz, oui.
— Enjôler les vieilles femmes, ce n'est pas très joli, t'aurait-elle dit.
— Ne t'en fais pas, elle a très bien deviné ce que je trafiquais, et elle me l'a fait savoir. Et m'a demandé de la tenir au courant, si j'avais du neuf. Mais je n'ai rien promis, ajouta Adamsberg en souriant.
— Sauf de porter son araignée morte. C'est déjà beaucoup. Quel « neuf », Jean-Baptiste ?
Adamsberg haussa les épaules.
— Rien, dit-il. On ne peut pas forcer deux cents recluses à attaquer.