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— Et à l'extérieur, en plus. On ne voit pas pourquoi des hordes d'araignées seraient sorties de leur tas de bois pour aller mordre un homme.

— Impensable. Elles sont solitaires. Et elles attendent frileusement que l'homme s'en aille.

— On tourne, Jean-Baptiste.

— C'est pourquoi il faut passer par l'autre chemin. Qui démarre à l'orphelinat. Il s'appelait « La Miséricorde ». Quelqu'un a dû conserver les anciens registres, non ? On ne jette pas comme cela des piles de papiers contenant des piles d'orphelins.

— Et ensuite ?

— Retrouver le nom des pensionnaires de La Miséricorde, dans les mêmes années que nos deux premières victimes, tenter de reconstituer cette « bande » dont elle a parlé.

— Si tu en es là, Jean-Baptiste, tu vas devoir informer la Brigade.

Veyrenc leur servit un second verre de vin, pendant que tous deux réfléchissaient en silence, faisant le tour des très maigres données, Adamsberg fixant son assiette vide, et Veyrenc observant Estelle qui, ce soir-là, allait et venait un peu exagérément dans la salle.

— Et pourquoi donc ? reprit Adamsberg. Tu veux affoler Danglard ? On peut très bien se débrouiller sans sonner la charge. On peut compter sur Froissy pour effectuer des recherches sur les trois morts et l'orphelinat. Sur Voisenet peut-être, pour prêter main-forte. Sur toi et moi pour effectuer quelques visites. Mercadet sans doute.

— Et de la sorte, on formerait une sympathique troupe de conspirateurs au sein même de la Brigade. Danglard est au courant et il guette tes pas, comme si tu frôlais l'abîme. Et nous, nous nous éclipserons pour nos conciliabules près du distributeur de boissons. Combien de temps crois-tu que cela va tenir ?

— Que veux-tu que je leur explique, Louis ? réagit Adamsberg. Que je vais enquêter sur trois décès par morsure de recluse parce que la recluse ne tue pas ? Qu'elle ne se jette jamais sur l'homme ? Ils diront comme Voisenet qu'ils étaient vieux. Il n'y a pas de dossier, pas le premier début d'une évidence. Que crois-tu qu'il va se passer ? Tu te souviens de la récente mutinerie ? Quand les trois-quarts de l'équipe ont refusé de me suivre ? La Brigade a manqué exploser. Ce sera pire. Je n'ai pas envie de revivre cela. Et je n'ai pas envie de les emmener dans le mur.

— Mais toi, tu y vas ?

— Moi, je n'ai pas le choix, Louis.

— D'accord, dit Veyrenc après un silence. Fais juste ce que tu as à faire.

Ils avaient achevé leur dîner, Adamsberg s'apprêtait à partir. Ils étaient les derniers clients.

— Déjà ? dit Veyrenc. Ce que je t'ai dit te déplaît ?

— En rien.

— Je resterais bien prendre un café.

— Ça ne t'ennuie pas que je te laisse ?

— Va.

Adamsberg déposa sa quote-part, enfila sa veste et, en passant, prit rapidement le bras de Veyrenc.

— Je pars penser, dit-il.

Veyrenc savait qu'Adamsberg ne partait pas pour penser. Tout simplement parce qu'il ne savait pas le faire : penser seul, assis devant sa cheminée, méditant, triant les données, pesant le pour et le contre. Chez lui, aurait-on pu dire, les pensées se formaient avant même qu'il y songe. Le commissaire s'était retiré pour le laisser seul avec Estelle.

Une fois rentré, Adamsberg tira une cigarette usée du vieux paquet de Zerk. Son fils lui manquait. À la veille de quitter l'Islande, Zerk — Armel de son vrai nom, qu'il ne connaissait que depuis ses vingt-huit ans — lui avait annoncé qu'il restait là, avec cette jeune fille qui menait son élevage de moutons sur les plateaux. Revenir sans lui avait aggravé son refus de revoir la ville. Et comment allait-il faire pour les cigarettes ? Il ne fumait pas, à l'exception de celles qu'il dérobait dans les paquets de Zerk. Ce qui n'était pas fumer, mais voler. Eh bien, il achèterait un paquet pour son fils et, de temps à autre, il lui en prendrait une. Cela, au moins, était résolu.

Lucio lui manquait aussi. Il aurait adoré cette histoire d'araignées. Mais Lucio était parti ce matin même pour l'Espagne, en visite à sa famille. Adamsberg ouvrit la porte qui donnait sur le petit jardin, considéra la vieille caisse en bois qui leur servait de banc, sous l'arbre. Il s'y assit et alluma la cigarette de Zerk, résolu malgré tout à penser. Ce n'était pas plus mal, au fond, que son fils soit absent, ignorant de sorte la confusion de son esprit où ces pattes d'araignée s'agitaient sans raison dans la puanteur de la murène. Ces images-là, il n'allait tout de même pas les dessiner aux membres de la Brigade pour exposer son début d'enquête. Il s'adossa au tronc de l'arbre, jambes allongées sur la caisse. Ou bien mentir, arrondir les angles ? Mais même arrondis, les angles ne passeraient pas. Penser, il fallait penser.

XII

Au matin, Froissy accueillit Adamsberg d'un œil soucieux, diagnostiquant aussitôt l'origine du mal.

— Vous n'avez pas pris votre petit-déjeuner, commissaire ?

— Peu importe, lieutenant.

Se dirigeant vers son bureau, il fit signe à Veyrenc de le rejoindre.

— J'ai dormi d'un coup, Louis. Mais à cinq heures du matin, en me réveillant sous l'arbre, j'ai écrit cela. Juste deux pages, qui résument les données connues sur la recluse, sur les décès, sur l'orphelinat et sur les conclusions du professeur Pujol. Pourrais-tu me taper cela en bon français et y mettre un peu d'ordre ?

— Donne-moi dix minutes.

— Qui est présent aujourd'hui ? lui demanda Adamsberg en consultant le tableau d'affichage.

— Pas grand monde. Samedi et dimanche derniers, ils ont été nombreux en heures supplémentaires pour le 4×4. Ils sont en récupération.

— On a qui ?

— Justin, Kernorkian, Retancourt, Froissy. Mordent finalise sa phase 2 du rapport, mais chez lui.

— Convoque les autres, Louis. Mieux vaut que cela vienne de toi.

— Tu préviens la Brigade ?

— C'est ce que tu m'as conseillé de faire, non ? Et tu as raison. Rassemble-les. Danglard bien entendu, Mordent, Voisenet, Lamarre, Noël, Estalère, Mercadet. Prépare autant de copies de mon texte, quand tu l'auras arrangé. Début de séance à 11 heures, inutile de les tirer du lit trop tôt et qu'ils arrivent d'un mauvais pied. Ils auront toute occasion de changer d'humeur pendant la réunion.

— C'est possible, dit Veyrenc en parcourant les notes d'Adamsberg.

— La photocopieuse usuelle est en panne, il faudra soulever le chat.

Froissy entra à cet instant, chargée d'un plateau complet de petit-déjeuner, qui tremblait légèrement entre ses mains, faisant tinter les tasses.

— J'ai enroulé la cafetière dans un linge, précisa-t-elle. Pour que cela ne refroidisse pas trop vite. J'ai ajouté une tasse pour vous, lieutenant, dit-elle avant de sortir.

— Que lui as-tu dit ? demanda Veyrenc, considérant le nombre excessif de croissants. Que tu n'avais pas mangé depuis cinq jours ?

Le lieutenant fit de la place sur la table, poussa sur sa droite la boîte à recluse, et versa le café.

— Moins bon que celui d'Estalère, commenta-t-il. Cela reste entre nous.

— Elle est nerveuse en ce moment. Elle est pâle.

— Très. Et elle a maigri.

Retancourt s'encadra dans la porte ouverte. Et quand Retancourt s'encadrait dans une porte, il était difficile d'avoir une quelconque visibilité, ni vers la salle arrière, ni vers le plafond.

— Joignez-vous à nous, lieutenant, dit Adamsberg. Croissants de Froissy.

Retancourt se servit sans un mot et s'installa à la place de Veyrenc, parti mettre en forme les notes d'Adamsberg. Elle n'avait aucune inquiétude pour son poids — assez considérable —, semblant convertir tout apport de graisse en masse musculaire pure.