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— Lieutenant, j'ai trois gars sur lesquels je ne sais rien.

— Et sur lesquels vous voudriez tout savoir.

— Oui. Mais c'est en rapport avec l'araignée recluse. Et j'ai donné la liberté à chacun de déclarer forfait sur cette enquête.

— Un droit de grève en quelque sorte. Vous voulez parler, je suppose, des trois hommes décédés ?

Froissy avait abandonné la pelote de laine. Un bon point déjà. Il pariait sur sa collaboration. Non pas qu'elle ait formé son opinion sur la pertinence de l'enquête et choisi son camp. Ce genre de choses lui importait peu. Ce qui l'animait avec intensité, c'était de débusquer des données ignorées dans les profondeurs de son clavier, et plus ces données étaient adroitement enfouies, plus l'art de les faire surgir la galvanisait.

— J'espère que c'est difficile, dit-elle en plaçant déjà ses mains au-dessus des touches.

— Vous avez les noms des trois hommes sur la note que je vous ai remise tout à l'heure.

Les peaux claires rougissent vite, et Froissy s'empourpra.

— Je suis désolée, commissaire, je ne la trouve plus.

— Aucune importance, c'est que la réunion n'était pas bien agréable, voilà tout. Je vous les redonne. Vous y êtes ? Albert Barral, né à Nîmes, décédé le 12 mai à quatre-vingt-quatre ans, courtier en assurances, divorcé, deux enfants. Fernand Claveyrolle, né à Nîmes, décédé le 20 mai suivant, quatre-vingt-quatre ans, professeur de dessin, deux fois marié, divorcé, sans enfants. Claude Landrieu, né à Nîmes, décédé le 2 juin, quatre-vingt-trois ans, commerçant.

Froissy avait déjà fini d'encoder les informations et attendait la suite, mains suspendues, regard plus clair.

— Les deux premiers, Barral et Claveyrolle, ont été élevés ensemble à l'orphelinat de La Miséricorde, près de Nîmes. Ils y auraient fait les quatre cents coups. Pas seuls, avec une petite bande. Quels quatre cents coups ? Quelle petite bande ? Fouillez par là. Le troisième mort, Claude Landrieu, où a-t-il fait sa scolarité ? Les a-t-il connus ? Où serait le point commun ? Et pour les trois, tâchez de savoir s'ils ont par la suite été coupables de délits ou crimes.

— En quelque sorte, s'ils ont pu se faire des ennemis ? Et si leurs quatre cents coups étaient le seul effet de leur rude enfance ou s'ils sont devenus, temporairement ou non, des sales types ?

— C'est cela. Et cherchez aussi qui dirigeait l'orphelinat à l'époque. Où sont les archives de ces années ? Vous y êtes ?

— Bien sûr j'y suis. Où voulez-vous que je sois ?

Dans la salle de bains, pensa Adamsberg.

— Autre chose, sans doute impossible. Je n'obtiendrai pas l'aval du divisionnaire pour lancer une enquête.

— N'y comptons pas, dit Froissy.

— Donc je n'ai aucun droit d'interroger les médecins qui ont traité les malades. Je ne suis pas de leurs familles.

— Qu'est-ce qui vous intéresse ?

— L'état de santé général des trois hommes, tout d'abord. Cela paraît inaccessible, n'est-ce pas ?

— En partie, oui. Je peux accéder aux noms de leurs médecins traitants via les dossiers de la Sécurité sociale. Mais ensuite, il me faudrait pousser plus loin dans les couloirs de la Sécu pour connaître leurs traitements. D'où l'on déduirait leurs pathologies éventuelles. Ce n'est pas exactement licite. Mieux vaut que vous le sachiez, on entre dans les terres du piratage.

— Les mers du piratage. Les pirates, donc les mers.

— Si vous voulez. Les mers du piratage. Vous devenez comme Danglard ? demanda-t-elle en souriant. À cheval sur les mots ?

— Qui pourrait devenir comme lui, lieutenant ? C'est seulement que je trouve cela plus joli : les mers.

— C'est parce que vous rentrez d'Islande. Et ces mers seront brumeuses. Donc, que fait-on, on y va tout de même ?

— On y va.

— Très bien.

— Vous pourrez tout effacer ensuite ?

— Cela va sans dire. Ou bien je ne vous le proposerais pas.

— J'aimerais aussi connaître les dates de leurs admissions à l'hôpital, c'est-à-dire combien de temps après la morsure. Ensuite, connaître l'évolution de l'attaque. Attendez.

Adamsberg feuilleta son carnet, où rien n'était inscrit dans l'ordre.

— Connaître l'évolution de leur loxoscélisme.

— Comment cela s'écrit ?

— Avec un « s » entre loxo et célisme, dit Adamsberg en lui montrant la page.

— Et c'est ?

— Le nom de la maladie due au venin de la recluse.

— Compris. Vous voulez savoir si ce loxoscélisme s'est développé à un rythme ordinaire ou anormal ?

— C'est cela. Et s'il y a eu des prises de sang, des résultats d'analyses.

— Là, dit Froissy en reculant devant son clavier, roulant sur sa chaise, nous serons en haute mer. Il faudrait connaître les noms des médecins qui se sont occupés d'eux. Cela, c'est facile. Mais ensuite accéder à leurs données confidentielles.

— C'est infaisable ?

— Je ne peux rien promettre. Quoi d'autre, commissaire ?

— Rien pour le moment. Je me doute que ce n'est pas le travail d'une journée. Prenez votre temps.

— Éventuellement, cela ne me gêne pas de venir travailler demain dimanche.

Oui, songea Adamsberg, idéal pour Froissy de demeurer dans le refuge de la Brigade, où aucun cinglé n'allait actionner une chasse d'eau au premier robinet qu'on ouvre.

— C'est d'accord, je vous ajoute au tableau d'affichage. Merci, lieutenant.

— Si mon travail m'entraîne loin dans la nuit, dit-elle d'une voix moins ferme, est-ce possible de dormir sur les coussins là-haut ?

C'est dans la petite salle du distributeur à boissons qu'on avait installé le long du mur trois épais coussins de mousse pour pourvoir aux phases de repos de Mercadet.

— Cela ne me pose pas de problème. Gardon sera de garde, avec Estalère. Mais je ne voudrais pas que vous tiriez trop sur la corde.

— Je ne manque pas de sommeil, tout ira bien. J'ai un petit bagage de rechange avec moi, j'en ai toujours un.

— Tout ira bien, répéta Adamsberg.

Mercadet. Le commissaire s'en voulait d'avoir exigé une recherche alors que l'homme titubait de fatigue. Culpabilité qui grimpa en vrille quand il vit le visage gris de son adjoint qui tenait son menton d'une main et tapait d'un seul doigt sur les touches.

— Arrêtez, lieutenant, dit-il. Je suis désolé. Allez dormir.

— Mais non, dit Mercadet d'une voix lente. Disons que je ne vais pas vite.

— Mercadet, c'est un ordre.

Adamsberg souleva le lieutenant par le bras et l'entraîna vers l'escalier. Marche à marche, il soutint son adjoint dans cette longue ascension d'un seul étage. Mercadet s'écroula de tout son long sur les coussins salvateurs. Avant de fermer les yeux, il leva un bras.

— Commissaire, le nom du voisin, c'est Sylvain Bodafieux. Avec un seul « f ». Il a trente-six ans, il est célibataire, brun, dégarni. Il a loué ce truc, ce machin…

— Cet appartement.

— … il y a seulement trois mois. Code d'entrée 3492B. Il va de piaule en piaule. Il est déménageur à son compte, stépialiste…

— Spécialiste.

— … en déménagement de meubles anciens et de pianos à queue, demi-queue…

— Dormez, lieutenant, s'il vous plaît.

— Et quart-de-queue, acheva Mercadet en un murmure.

Bodafieux. Et non pas Marllot. L'homme utilisait un faux nom. Retancourt entra à cet instant dans la petite pièce, portant le chat plié sur son bras comme un vieux torchon, pattes pendantes. Ainsi étendu, il avait quasi la taille d'un jeune lynx. C'était l'heure de la pâtée. Adamsberg mit un doigt sur ses lèvres.