— Vingt minutes, à partir de la fin de notre conversation.
— Très bien, dans trente minutes, tu postes tes hommes. Discrets, banalisés. Quand je saurai que le type risque de filer, je t'appelle. Si c'est notre homme.
— Ensuite ?
— Ensuite, ils enfilent leurs blousons de flics, ils arborent les flingues, tu les rends aussi voyants que possible. Si tu vois un gars de trente-six ans, brun, dégarni, sortir de l'immeuble, vivement ou furtivement, jetant des regards à droite à gauche, avec un sac à dos ou je ne sais quoi, c'est lui. S'il court, c'est encore plus lui.
— Et c'est toi qui vas le faire déguerpir ?
— C'est moi. Mais je veux que tu sois là pour lui sauter dessus.
— Et comment tu vas le faire déguerpir ? Tu ne peux pas me le dire, j'ai compris. Cette femme, tu la connais ?
— Non.
— Tu mens.
— Oui. Attention cela dit, je ne sais pas s'il est chez lui. Normalement, c'est son habitude durant le week-end. Si tu ne le vois pas sortir, attends. Jusqu'au soir s'il le faut. Dès qu'il sera rentré, crois-moi, il ne mettra pas longtemps à se tirer de là.
— Compris. Mais comment j'explique que j'avais six flics autour de l'immeuble ?
— Invente. Tu as reçu le coup de fil d'un désespéré, tu as une suspicion d'agression, tout ce que tu veux, débrouille-toi. Voyant par pur hasard un homme s'enfuir à la vue des flics, vous l'avez alpagué. Vous l'emmenez au commissariat, cas de flagrance et prise d'empreintes.
— Ça se tient mais c'est hors des clous.
— Depuis quand cela te gêne ? Depuis que t'as enfoncé une porte et un œil sans commission ?
— N'empêche, c'était lui. C'était ça ou il nous filait entre les pattes. Le juge ne voulait rien entendre.
— Il y a des fois, comme ça.
— Oui.
— Donc tu marches ?
— Oui.
— Une chose essentielle encore : dans son sac, tu trouveras sans doute un ordinateur, un récepteur de caméra, des enregistrements sur disque dur.
— De quoi ?
— De cul. Quoi d'autre ?
— Et donc ?
— Tu me les donnes.
— Tu te fous de moi, Ad, dit Descartier en retrouvant sans le vouloir son ancienne manière de nommer son équipier. Et mes preuves ? T'en fais quoi, de mes preuves ?
— Tu auras les empreintes et l'ADN. Ça ne te suffit pas ?
Adamsberg rentra dans la brasserie, le téléphone toujours collé à l'oreille.
— Ça marche, dit Descartier.
— Si c'est bien lui. Je ne t'ai rien promis. Mais je ne crois pas me tromper.
— Pourquoi veux-tu ces enregistrements ?
— Pour les détruire.
— Sinon elle se tue. Ça va, Ad, j'ai compris.
— Il est quelle heure ? demanda de nouveau Adamsberg.
— T'as pas de montre ?
— J'en ai deux, mais elles ne marchent pas.
— C'est certain maintenant, t'as pas changé. Et c'est la seule raison pour laquelle je te fais confiance.
— Merci.
— Il est 16 h 23.
— Lance ton dispositif. Je t'appellerai. Ne quitte pas ton portable d'une seconde.
Adamsberg acheva son sandwich sans hâte, l'œil fixé sur la pendule du café qu'il venait tout juste de découvrir. Il ne leva le camp qu'à 16 h 35.
Il traversa la rue de Trévise à pas tranquilles. Nul n'avait moins l'air d'un flic que lui. Il composa le code de l'immeuble, gagna le troisième étage et ouvrit en silence la porte de Froissy. Il traversa le salon — impeccable bien entendu —, avisa l'énorme réfrigérateur dans la cuisine — réserves de survie — et s'assit pour se déchausser. Mais il ne croyait pas à un capteur sonore. Toutes les caméras, mobilité 360°, étaient équipées d'un détecteur de mouvements, bien plus efficient. Le monde des caméras furtives avait fait un grand bond. Planquées dans des stylos, des ampoules, des briquets, des montres. Cela se vendait comme quelque inoffensive babiole sur internet, sous le nom sans ambiguïté de « micro-caméra espion ». Sous « envoi discret », cependant. Et sous l'enseigne « Protégez votre maison ». Autrement dit, « surveillez les autres ». Néanmoins, au cas où le gars serait un peu à la traîne, il avança pieds nus vers la salle de bains. Se plaçant hors du champ de vision, monté sur une des chaises du salon et plaqué derrière le chambranle, il poussa doucement la porte, parcourut d'un coup d'œil et pour la forme les murs, le carrelage, la douche, la tuyauterie, puis enfin, s'arrêta au plafond. De côté, il pouvait observer le détecteur de fumée, avec ses rainures et son témoin de batterie, petit cercle noir de quelque cinq millimètres. Noir, mais luisant comme une bille. Luisant comme une lentille optique.
Il descendit de la chaise en souriant, s'enferma dans la cuisine sans faire plus de bruit que La Boule sur sa photocopieuse, consulta l'heure sur son portable, qu'il avait enfin réglée à la brasserie. 16 h 52. Il attendit une minute et appela Descartier.
— Tu es en place ?
— À l'instant. Et toi ?
— En place. Combien de temps pour que tes flics s'équipent en flics ?
— Deux minutes.
— Je lance le truc. Bonne chance, Descartier.
— À toi aussi, Ad.
Cette fois, Adamsberg entra sans précaution dans la salle de bains, chaise en main, ouvrit le robinet du lavabo et se lava les mains avec naturel. La chasse d'eau mitoyenne se déclencha dans l'instant. Alors que le voisin n'avait que faire d'un homme. Mais il était prudent, très. S'il souhaitait faire croire à un énigmatique défaut de plomberie, s'il désirait alarmer Froissy tout en laissant flotter un doute oppressant, il devait lancer son signal quel que soit l'utilisateur. Dans le miroir, Adamsberg regardait le « détecteur de fumée » qui ne détectait que cette pauvre Froissy. En plein jour, Retancourt n'aurait pas manqué l'objectif de la caméra. Mais elle avait examiné la pièce le soir, levant les yeux vers le plafond, aveuglée par les ampoules des spots qui encadraient le détecteur. Adamsberg alluma la lumière, fixant la lentille optique. Sa brillance n'était plus visible. Avec un sentiment d'intense satisfaction, il grimpa sur la chaise et dévissa l'appareil. Dès cette seconde, le gars savait. Il colla son oreille au mur nord, d'où ne parvenaient que de faibles bruits, mais on s'activait dans l'appartement, déplaçait des objets, ouvrait un placard.
Onze minutes plus tard, un homme sortait de l'immeuble, en alerte. Par la fenêtre au store levé, Adamsberg observa les flics de Descartier, plus que visibles avec leurs blousons et leurs flingues. Rémi Marllot, ou quel que soit son nom, un petit gars ventru de taille moyenne, portant sac à dos, choisit de courir. Et tomba dans les bras du commissaire Descartier.
— Où tu files comme ça, toi ? cria le commissaire sur un ton de brute, pour être certain que des témoins l'entendraient. T'as quoi ? T'as peur des flics ? Tu cours dès que t'en vois ?
— T'as quelque chose à te reprocher peut-être ? demanda un lieutenant.
— Mais non ! Qu'est-ce que vous me voulez, merde ?
— Juste savoir pourquoi tu cours.
— Parce que je suis pressé !
— T'étais pas pressé quand t'es sorti de l'immeuble. C'est quand tu nous as vus que t'as couru.
— T'as quoi dans ton sac ? De la came ?
— Je touche pas à ça, moi !
— Tu touches peut-être à autre chose ?
— Mais qu'est-ce que vous me voulez à la fin ?
— Savoir pourquoi tu cours.
Tranquillisé, Adamsberg ferma le store puis effaça toute trace de son passage chez Froissy. Qu'elle ne sache jamais, bon sang, qu'on avait récupéré cet engin chez elle. Faire poser en urgence un nouveau détecteur de fumée. Il appela Lamarre, un gars capable de fabriquer à lui seul la maison de sa mère à Granville. Le brigadier assura que le boulot serait fait dans les deux heures. Adamsberg lui envoya une photo de l'appareil démonté et ses dimensions, pour qu'il choisisse un modèle quasi semblable. Bien que Lamarre ne sût pas qu'il opérerait dans l'appartement de Froissy, le commissaire exigea un silence total, et Lamarre fut un peu choqué qu'on pût mettre en cause sa discrétion. Après tout, il venait de la Grande Muette, l'armée, et les empreintes en étaient indiscutables. Si Lamarre manquait certes un peu d'imagination, c'était un homme on ne peut plus sûr dans l'exécution. Au lieu que les imaginatifs — et c'était leur sacro-saint boulot — interrogeaient sans relâche les bien-fondés de l'exécution.