— Il va être foutu, votre pantalon.
— Mais non. Quel livre ?
— Le fils a publié — à compte d'auteur — un petit ouvrage intitulé : Père de 876 enfants. Le texte est en libre accès, je n'ai eu aucun mérite à le lire, ajouta-t-elle un peu déçue. Il y décrit sa vie là-bas, les garçons qui l'entouraient, les drames, les fêtes, les bagarres, les ruses pour déjouer la surveillance et aller regarder les filles, par le haut grillage qui séparait les deux cours. Mais surtout les mille et une finesses dont usait son père pour gérer ces garçons à l'abandon. De là, il analyse les différents effets de la carence parentale. C'est pénétrant, c'est dur, mais il n'y a rien pour nous là-dedans. Sauf que ce fils en sait manifestement beaucoup sur La Miséricorde, et il y tient. Il y a des quantités de notations précises, avec des dates et les prénoms des protagonistes, qui ne peuvent provenir que des registres. Il les a, commissaire.
— Très bon, Froissy. Vous savez où trouver ce fils ?
— Au Mas-de-Pessac, à dix-sept kilomètres au nord de Nîmes. Roland Cauvert, soixante-dix-neuf ans, 5, rue de l'Église. Tout simple. J'ai son numéro de téléphone, son mail, tout ce qu'il vous faut pour le contacter.
Adamsberg attrapa Froissy par le bras.
— Ne bougez pas. Vous voyez le mâle ? Il brave déjà notre présence pour bouffer le gâteau.
— Vous en voulez ? Du gâteau ? J'ai su que Zerk était resté là-bas. Et j'ai idée que depuis, vous devez vous nourrir n'importe comment. J'ai autre chose encore, sur le troisième mort, Claude Landrieu. C'est presque rien. D'ailleurs il n'était pas à La Miséricorde.
— Landrieu ? Le commerçant ?
— Oui. Un chocolatier, plus précisément. Quand il avait cinquante-cinq ans, il a été interrogé dans le cadre d'une affaire de viol, à Nîmes.
— Quelle date ? Le viol ?
— Le 30 avril 1988. Victime : Justine Pauvel.
— Landrieu était soupçonné ?
— Non, il s'est présenté le lendemain du viol comme simple témoin, spontané. Il voyait la jeune fille presque tous les jours. Les parents travaillaient et c'est dans sa boutique que Justine venait faire ses devoirs après le collège. Un vieil ami de la famille, une sorte de parrain. Il connaissait les noms des principaux camarades de classe de la petite, c'est pour cela qu'il est allé trouver la police. Mais aucune des pistes n'a donné quoi que ce soit.
— Trouvez-moi l'adresse actuelle de la victime. Je me méfie toujours des témoins spontanés. De ceux qui accourent pour aider les flics sans qu'on les ait sonnés. Il y a eu des affaires de viol autour des deux autres ?
— J'ai commencé à chercher dans les archives judiciaires du Gard, rien pour le moment. J'étendrai à la France entière, bien que les violeurs attaquent le plus souvent sur leur territoire. Et ces types n'ont jamais quitté leur département. Mais pour un week-end, mais pour des vacances, qui sait ?
— Pour les deux premiers morts, on peut supposer une vengeance pour leurs « quatre cents coups » à l'orphelinat. Mais soixante ans après ? Pour Landrieu, une vengeance pour viol ? Mais presque trente ans après ? Quelqu'un qui tue ces blaps ?
— Ces blaps, commissaire ?
— Des scarabées puants. Qui se nourrissent de merde de rats. C'est peut-être ce que ces trois morts ont été : des blaps. Mais on en revient toujours au nœud du problème. Peut-on tuer avec des recluses ? Non. Impossible.
— Cela ne sert à rien, ce que j'ai trouvé ?
— Au contraire, Froissy. Continuez et raflez tout ce que vous pouvez sur votre route. Impossible ou pas, il y a des blaps dans cette histoire.
Adamsberg reçut le message du commissaire Descartier une heure plus tard, quand il s'apprêtait à quitter les lieux : Empreintes OK. C'est notre gars.
Il répondit rapidement :
— Tu as la bécane et les enregistrements ?
— Oui. Personne au courant. Passe les prendre quand tu veux.
Puis un nouveau message : Salut, Ad, et merci.
Adamsberg posa le portable ouvert sur la table de Retancourt. Le lieutenant lut en silence.
— Je ne serai pas là demain, Retancourt. Aller-retour en province. Mais joignable.
— Un dimanche de divertissement, je suppose ?
Adamsberg entendit dans son souffle le soulagement que le lieutenant ressentait pour Froissy.
— C'est cela. Je me balade.
— En Languedoc peut-être ? C'est agréable par là.
— Très agréable. Je vais dans un petit village pas loin de Nîmes.
— Attention, commissaire, c'est un coin à recluses. Il paraît qu'elles mordent en ce moment.
— Vous savez bien des choses, lieutenant. Vous en êtes ?
— Je ne peux pas, j'ai Vivaldi demain, vous vous rappelez ?
— Ah oui. Très agréable aussi.
Le commissaire passa devant le bureau de Veyrenc.
— Le train pour Nîmes, demain 8 h 43. Ça te va ?
— J'y serai.
— Ce soir, 20 h 30 à La Garbure ?
— J'y serai.
Veyrenc avait eu raison. L'enquête sur la recluse, même annoncée, tournait au conciliabule, obligeant Adamsberg à murmurer près d'un bureau ou s'évader dans la cour. Ce qui se voyait, bien entendu. Cette atmosphère de secret et de chuchotements ne faisait de bien à personne. Il fallait étoffer les troupes, unir les intelligences.
— On amène Voisenet ? demanda Veyrenc.
— Tu tentes de grossir l'armée ? J'ai déjà Retancourt.
— Retancourt ? Comment t'y es-tu pris ?
— Miracle.
— Donc ? On invite Voisenet ? Ce soir ?
— Pourquoi pas ?
— Nous partîmes tous deux ; mais par un prompt renfort / Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port. /Tant, à nous voir marcher avec un tel visage, / Les plus épouvantés reprenaient leur courage !
— C'est ton faux Racine ?
— Non, c'est du vrai Corneille, à un détail près.
— Aussi, je me disais : c'est meilleur. Crois-tu Voisenet « épouvanté » par l'enquête sur la recluse ?
— Pas un instant. Qui affronte une murène ne fuit pas une recluse.
— Alors préviens-le.
Adamsberg manœuvrait pour partir quand Danglard se plaça à sa portière. Le commissaire abaissa sa vitre, tira son frein à main.
— Vous avez vu la merlette, Danglard ? Elle est revenue couver chez nous. Signe de chance.
— Ils viennent d'arrêter le violeur du 9e, lui annonça le commandant, assez excité.
— Je le sais.
— Et quelques heures avant, vous m'avez demandé les coordonnées de Descartier.
— Oui.
— Donc c'était vous. L'arrestation ?
— C'était moi.
— Sans prévenir personne ? Tout seul ?
— Je suis seul, non ?
Cela, c'était un coup bas, pensa Adamsberg, qui vit en effet se défaire les traits de son adjoint. Les émotions s'inscrivaient sur le visage de Danglard comme de la craie sur un tableau noir. Adamsberg venait de lui faire mal. Mais Danglard commençait à poser un sérieux problème pour l'équipe. Avec le poids de son savoir et la justesse de ses arguments — qui allait croire qu'on avait tué ces hommes « à la recluse ? » —, Danglard dissolvait la cohésion de l'équipe. Dressant un camp très majoritaire contre le commissaire. Pour la seconde fois en un an. Bon sang, pour la seconde fois. Bien sûr, le commandant avait en partie raison. Mais sur l'autre flanc, Danglard perdait de son imagination, au moins de son ouverture d'esprit, a minima de sa tolérance. Et il le mettait, lui, Adamsberg, en danger. Danger de perte d'autorité, mais il s'en foutait. Danger de passer pour un cinglé, mais il s'en foutait. Danger d'être moqué par ses agents, il s'en foutait un peu moins. Danger que tout s'ébruite — et tout s'ébruitait —, danger de se retrouver éjecté, comme un divagant ou un incapable, et il ne s'en foutait pas. Outre le fait que si Danglard poursuivait dans cette voie, l'affrontement deviendrait inévitable. Lui, ou lui. Deux cerfs mâles affrontés, bois entremêlés. Et c'était son plus vieil ami. D'une manière ou d'une autre, il allait falloir en découdre.