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— Et de qui est la phrase, commandant Danglard ? demanda Estalère, rompant la réserve générale par son incurable absence d'à-propos, ou bien sa persistante bêtise, pensaient d'autres.

— De Nietzsche, répondit finalement Danglard.

— Et c'est un type important ?

— Très.

Adamsberg crayonna un moment, se demandant comme souvent quel mystère abyssal présidait à la mémoire phénoménale de Danglard.

— Ah bon, répondit Estalère, l'air stupéfait, ses grands yeux verts écarquillés.

Mais Estalère avait toujours les grands yeux verts écarquillés, comme n'en revenant pas d'une stupéfaction sans bornes sur la vie. Sans doute était-ce lui qui avait raison, estimait Adamsberg. Cette femme férocement broyée, par exemple, avait de quoi laisser hébété, le regard grand ouvert sur la nuit.

— Parce que, continua Estalère, très concentré, il n'y a pas besoin d'être important pour savoir qu'on a peur des effets de nos mensonges. Sinon, ce n'est pas très grave, pas vrai ?

— Vrai, acquiesça Adamsberg, toujours fidèle à sa défense du jeune homme, ce que nul ne parvenait à comprendre.

Adamsberg leva son crayon. Il venait de dessiner la silhouette de son ami Gunnlaugur surveillant la criée sur le port. Et des mouettes, des nuées de mouettes.

— Le pour et le contre, reprit-il, pour l'un et l'autre ?

— En ce qui concerne l'avocat, dit Mordent, il y a l'alibi de la salle de jeux. Qui ne vaut rien car dans cette foule de joueurs bruyants et passionnés, n'ayant d'yeux que pour leurs écrans, qui le verrait s'absenter quinze minutes ? Et il dispose d'un sacré compte en banque. En cas de divorce, il perd la moitié des quatre millions deux cent mille euros qu'il a en caisse.

— Quatre millions deux cent mille euros ? dit le timide brigadier Lamarre, qui prenait la parole pour la première fois. Mais il nous faudrait combien d'années pour avoir ça ?

— Ne cherchez pas, Lamarre, dit Adamsberg, levant une main apaisante. Vous allez vous faire du mal inutilement. Continuez, Mordent.

— Mais on n'a aucun élément probant contre lui. Nassim Bouzid est dans une posture plus délicate, il y a des faits matériels. Dans la voiture, on a prélevé sur la moquette trois poils de chien blanc, devant le siège passager, et un fil rouge accroché à la pédale de frein. D'après les premières analyses, il s'agirait bien du chien de Bouzid. Et le fil est identique à ceux du tapis kilim de sa salle à manger. Quant aux clefs du véhicule, il a pu en prendre le double chez sa maîtresse. Toutes les clefs sont suspendues dans l'entrée.

— Et pourquoi emmènerait-il le chien pour aller massacrer sa maîtresse ? demanda Froissy.

— Bouzid a une femme. Quoi de mieux que de lui dire qu'il sort faire pisser le chien ?

— Et si le chien a déjà pissé ? demanda Noël.

— Non, dit Mordent, c'est l'heure de la promenade du chien. Bouzid admet volontiers qu'il est sorti, mais il jure qu'il n'a jamais été l'amant de Laure Carvin. Mieux, il assure ne pas même connaître cette femme. Peut-être de vue, dans la rue. S'il dit vrai, l'avocat Carvin l'aurait soigneusement choisi comme bouc émissaire. Il aurait prélevé des poils de chien et une fibre de tapis chez lui, la serrure s'ouvre avec un ongle. Ces deux détails ne vous paraissent pas un peu outrés ?

— Un seul aurait suffi, dit Adamsberg.

— C'est le propre des êtres trop orgueilleux de leur intelligence, intervint Danglard. L'infatuation les aveugle, ils mesurent donc mal les autres et en font un peu trop ou pas assez. Leur jauge, contrairement à ce qu'ils s'imaginent, n'est pas fiable.

— Et, dit Justin en levant la main, Bouzid assure qu'il fourre toujours le chien dans un sac quand il prend sa voiture. Et en effet, on n'a trouvé aucun poil dans son propre véhicule. De chien comme de tapis.

— Les deux hommes font la même taille ? demanda Adamsberg, retournant le portrait de Gunnlaugur face contre table.

— Bouzid est plus petit.

— Ce qui l'aurait obligé à régler le siège et les rétros. Dans quelle position étaient-ils ?

— Pour grande taille. Soit Bouzid a pensé à modifier les réglages à son retour, soit l'avocat les a laissés tels quels. Une fois encore, on bute.

— Et les empreintes dans la voiture ? Volant, manettes, portières ?

— Dormi dans l'avion ? intervint Veyrenc en souriant.

— Possible, Veyrenc. Ça pue.

— Sans aucun doute, ça pue. On bute, on bute.

— Je veux dire : ça pue réellement, dans cette pièce. Vous ne sentez rien ?

Les agents levèrent leurs têtes tous ensemble pour repérer l'odeur. Curieux, pensa Adamsberg, que l'être humain hausse instinctivement le nez de dix centimètres quand il s'agit de saisir une odeur. Comme si dix centimètres allaient y changer quoi que ce soit. Mue par ce réflexe animal conservé depuis la nuit des temps, la troupe des agents évoquait tout à fait un groupe de gerbilles cherchant à capter l'odeur de l'ennemi dans le vent.

— Vrai, dit Mercadet, ça sent un peu la marée.

— Ça sent le vieux port, précisa Adamsberg.

— Je ne trouve pas, dit Voisenet assez fermement. On s'en occupera plus tard.

— On en était où ?

— Aux empreintes, dit Mordent qui, placé au haut bout de la longue table aux côtés de Danglard, ne sentait rien d'incommodant.

— C'est cela. Allez-y commandant.

— Les empreintes, reprit Mordent, son regard de héron parcourant ses notes avec des mouvements de tête rapides et saccadés, collent pour l'une comme pour l'autre version. Tout a été essuyé. Soit par Bouzid, soit par l'avocat pour enfoncer Bouzid. Il n'y a pas un cheveu sur l'appuie-tête.

— Pas simple, marmonna Mercadet, à qui Estalère avait servi deux cafés d'un coup, bien tassés.

— Ce pourquoi nous avons décidé de vous rappeler ici avec un peu d'avance, dit Danglard.

Ainsi c'était lui, déduisit Adamsberg. Lui qui l'avait fait revenir en urgence, l'arrachant à son doux tangage. Le commissaire observa son plus vieil adjoint, plissant un peu les yeux. Danglard avait eu peur pour lui, pas de doute là-dessus.

— Je peux voir des images des deux hommes ? demanda-t-il.

— Vous avez vu les photos, dit Froissy en tournant à nouveau son écran vers lui.

— Je veux les voir en mouvement, pendant les interrogatoires.

— À quel passage des interrogatoires ?

— N'importe. Vous pouvez même couper le son. Je veux seulement voir leurs expressions.

Danglard se raidit. Depuis toujours, Adamsberg avait une détestable tendance à juger des visages, y séparant le bien du mal, ce que Danglard lui reprochait hautement. Adamsberg le savait et sentit se crisper son adjoint.

— Désolé, Danglard, dit-il en souriant de cette manière très irrégulière qui séduisait les témoins réticents ou désarmait parfois ses opposants. Mais cette fois, c'est moi qui ai une citation pour me défendre. J'ai trouvé le bouquin abandonné sur une chaise, à Reykjavík.

— Allez-y toujours.

— Une seconde, je ne la sais pas par cœur, moi, dit-il en fouillant dans ses poches. Voici : La vie habituelle fait l'âme et l'âme fait la physionomie.

— Balzac, dit Danglard en ronchonnant.

— Précisément. Et vous l'aimez, commandant.

Adamsberg élargit son sourire et replia sa feuille.

— Et c'est dans quel bouquin ? demanda Estalère.

— Mais on s'en fout, brigadier ! dit Danglard.

— C'était, dit Adamsberg, montant en défense d'Estalère, l'histoire d'un brave curé pas très malin et d'âmes haineuses qui finissent par avoir sa peau. Cela se passait à Tours, je crois.