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Les trois hommes restèrent un instant silencieux, méditant sur cette hypothèse. Estelle apportait la tomme de brebis.

— Je ne vois pas pourquoi ils auraient menti, dit Veyrenc.

— Moi non plus, éluda Adamsberg, qui discernait en réalité un motif valable mais préférait que Voisenet s'efforce encore de venir dans son sens.

— C'est tiré par les cheveux, dit enfin Voisenet, mais imaginons qu'ils aient menti parce qu'ils savaient.

— Savaient quoi ? demanda Adamsberg.

— Qu'ils étaient l'objet d'une vengeance. En ce cas, on préfère ne pas révéler aux autres qu'on a commis un truc assez moche pour en subir les représailles.

— Avec des recluses ? insista Adamsberg.

— Il faudrait supposer, en plus, continua Voisenet, qu'ils savaient que les recluses étaient un signe de vengeance. Par exemple, s'ils avaient attaqué des gosses avec des recluses, à l'orphelinat. Si, dès qu'ils arrivaient à attraper une araignée, ils la fourraient dans le lit d'un de leurs souffre-douleur.

Voisenet se redressa, avala une gorgée de vin en souriant, assez fier de sa performance. Adamsberg et Veyrenc échangèrent un nouveau regard.

— Bien sûr, ajouta le lieutenant, il faudrait réussir à savoir ce qui s'est passé là-bas, à l'orphelinat. Et comment ? Cela fait plus de soixante ans !

— Froissy a trouvé le fils de l'ancien directeur, un pédopsychiatre. Selon elle, il est presque certain qu'il a conservé les registres de l'établissement.

— Froissy en est ? demanda Voisenet, utilisant bel et bien une formule de conspirateur. Elle cherche pour vous ?

— Peu importe le sujet pour elle. Chercher et trouver, telle est sa flamme.

— Il faut voir ce type absolument, dit Voisenet à voix forte.

— Ce sera fait demain, dit Adamsberg. Veyrenc et moi partons pour Nîmes au matin.

— Et la femme violée ?

— Je ne l'oublie pas. Mais nous ne sommes que deux.

— Cette femme, elle habite loin ?

— Pas très, elle travaille à Sens.

Voisenet finit son verre, méditant. En silence, Adamsberg fit glisser vers lui une note portant l'adresse de la femme, Justine Pauvel. Le lieutenant hocha la tête.

— Je prends, dit-il.

XVII

— Je n'ai pas tout, messieurs, loin de là, disait le Dr Cauvert en secouant bras et mains comme s'il avait voulu se défaire d'une nuée de moucherons. Pensez que cet orphelinat, comme on disait alors, a été fondé en 1864 ! Alors pensez, pensez !

L'homme s'agitait de manière étonnante, allant par petits bonds ou pas rapides alternés, rejetant sa tête pour écarter de longues mèches blanches, avec une vivacité qui lui ôtait dix ans. Cela faisait bien longtemps, leur avait-il expliqué en les accueillant avec chaleur, qu'on ne s'était pas intéressé à ses registres. « Une mine, expliquait-il, si vaste et riche que je n'aurai pas assez de mon existence pour l'exploiter. Rendez-vous compte, huit cent soixante-seize vies d'enfants, de leur naissance ou petite enfance jusqu'à leurs dix-huit ans ! Et ces vies d'orphelins, mon père en a consigné chaque détail, soir après soir. Trente-huit années, trente-huit volumes ! »

Puis le médecin avait paru s'apercevoir qu'il n'avait pas encore invité ses hôtes à s'asseoir, ni ne leur avait proposé à boire sous la chaleur de trente-trois degrés qui régnait à Nîmes. Il débarrassa deux chaises des livres qui les encombraient puis courut presque à la cuisine pour rapporter des boissons.

— Dynamique, constata Veyrenc.

— Très, répondit Adamsberg. On imagine plutôt un psychiatre installé sans bouger, économisant gestes et paroles.

— Peut-être n'était-il pas ainsi avec ses patients. Il avait l'air heureux de nous accueillir comme s'il n'avait vu personne depuis des lustres.

— Peut-être est-ce le cas.

Froissy leur avait envoyé un court message pendant leur voyage : Dr Roland Cauvert, enfant unique, célibataire, sans enfants, 79 ans. Livre en préparation : « 876 orphelins : 876 destins ».

Suivi d'un texto de Voisenet, à 14 h 20 :

— Arrivé, commissaire.

— Où ? avait demandé Adamsberg.

— À Sens.

— Il n'a pas traîné, avait commenté Veyrenc.

— Vous verrez, messieurs, vous verrez ! s'enflammait le Dr Cauvert, tous bras ouverts. Que la « miséricorde » me donne encore cinq ans et sortira de mes mains l'ouvrage le plus définitif jamais écrit sur la pédopsychiatrie des esseulés. J'ai déjà mes analyses sur la trajectoire quotidienne de sept cent cinquante-deux d'entre eux, manquent cent vingt-quatre. En y ajoutant bien sûr les effets de groupes, les paradoxes et similitudes, les synthèses et les vies d'adultes quand j'ai pu les repérer, unions, professions, aptitudes à la paternité. Ah oui, une œuvre qui le ferait sortir de sa tombe et s'incliner bas.

— Qui ? demanda Veyrenc qui savait la réponse.

— Mon père ! dit le docteur en éclatant de rire. De l'eau fraîche, du jus de pomme ? Je n'ai rien d'autre. Car vous vous en doutez, mon père, à tant s'occuper de ces gosses en détresse, ne m'a pas beaucoup vu. Moi, son seul enfant, je suis passé inaperçu. Invisible ! Il ne s'est jamais rappelé un seul de mes anniversaires. Grâce soit rendue à la miséricorde — il rit de nouveau —, j'avais ma mère, ma sainte mère. Glaçons ? Moi, je n'ai pas voulu d'enfants. J'ai vu trop d'orphelins pour croire en la pérennité d'un père, vous pensez. Enfin, dit-il en leur tendant leurs verres, ce n'est pas l'objet de votre visite. Allez-y messieurs, fouillez, piochez, servez-vous dans la vaste marmite où baignent ces malheureux ! Quels noms, quelles années m'avez-vous dit ?

— Deux, docteur. En 1943, à onze ans, le jeune Albert Barral est entré…

Le Dr Cauvert eut un nouveau rire, mais cette fois court et mordant.

— Le petit Barral, nom d'un chien ! Barral, Lambertin, Missoli, Claveyrolle, Haubert !

— Claveyrolle nous intéresse aussi.

— Toute la clique alors ! La pire qu'ait connue mon père en trente-huit ans de carrière. La seule qu'il n'a pas pu abattre, les seuls qu'il a voulu exclure. Le diable était entré dans leur âme. Formule prohibée pour un pédopsychiatre mais c'était ce que disait mon père, et quand j'étais petit, je croyais que c'était vrai. Il a tout essayé. Les discussions innombrables, l'écoute, la compréhension, les médecins, les médicaments, mais aussi les punitions, les privations, les suppressions de promenades. Tout. Est-ce que les jeux étaient faits ? Est-ce que les choses auraient tourné autrement sans ce petit salaud de Claveyrolle ? Parce que c'était lui, la tête, l'inspirateur, le meneur, le dictateur de sa troupe, appelez cela comme vous voudrez. Il y en a toujours un. Mais que je suis sot ! Marie-Hélène m'a apporté de la tarte Tatin à la cannelle ! Et il est seize heures ! Cette femme est un don du ciel.

Le docteur repartit à bonne allure vers sa cuisine, excité par la perspective de cette tarte.

— Claveyrolle et Barral. Des blaps, dit Adamsberg.

— Ne t'avance pas à dire cela à un psychiatre.

— Il a lui-même traité Claveyrolle de petit salaud, et dit que le diable était entré dans leur âme. Je l'envie, ce doc. Il a l'air d'aimer ardemment la vie. Je ne suis pas certain d'être comme cela. Une tarte Tatin ne me mettrait jamais dans cet état-là.

— Il est un peu fou, Jean-Baptiste. Imagine, être le fils invisible de son père parfait. Vouloir, aujourd'hui encore, se grandir auprès de lui. C'est pour cette raison qu'il fait tout cela.