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— Il n'a peut-être jamais quitté l'orphelinat, au fond.

Cauvert revint, allègre, servit la tarte et tendit leurs assiettes à ses hôtes. Lui-même mangea debout, à grands coups de dents.

— Vous avez de la chance, mon père avait constitué un dossier spécifique sur la bande de Claveyrolle. Quelle ordure. Je m'en souviens comme si j'y étais. Impossible de le foutre à la porte — enfin, de le transférer. Avec la guerre et l'afflux d'orphelins, les places étaient chères. Et vous pensez bien que les autres orphelinats ne tendaient pas les bras à des petits gars comme ça. Il a semé la terreur à La Miséricorde. Missoli et Torrailles à sa suite. J'avais cinq ans de moins, mais il ne m'approchait pas. Le fils du directeur, ça, on n'y touchait pas. Quiconque m'adressait la parole était traité de fayot et menacé par la troupe des brutes. Je ne me suis pas pris une seule baffe, c'est vrai, mais je ne me suis pas fait un seul camarade. Malheureux, hein ? Bonne, cette tarte ?

— Parfaite, dit Veyrenc.

— Merci, commissaire.

— C'est lui, le commissaire, dit Veyrenc en désignant Adamsberg du pouce.

— Ah pardon ! Je n'imaginais pas. Pas d'offense, hein ?

— Aucune, dit Adamsberg en se levant, la station assise ayant déjà trop duré pour lui. Votre père avait donc rassemblé des documents sur la bande de Claveyrolle ?

— Faites-moi plaisir d'abord, commissaire : qu'est devenu Barral ? Claveyrolle, je le sais : professeur de dessin. Professeur, ironie du sort. Mais c'est vrai qu'il avait du talent, surtout pour caricaturer les enseignants et dessiner des femmes à poil sur les murs de la cour. Une fois — vous verrez cela dans le dossier —, il a réussi à s'introduire dans le dortoir des filles et il y a peint sur tous les murs. Quoi ? Une cinquantaine de sexes masculins. Mais Barral ?

— Courtier en assurances.

— Ah, un homme rangé, donc. À moins qu'il ne fût un escroc, bien sûr. Marié, Barral ?

— Divorcé, il a eu deux enfants. Pour Claveyrolle, deux divorces et pas d'enfants.

— Une stabilité affective difficile à trouver, c'est le cas de bien d'entre eux. Comment fonder une famille quand vous ne savez pas même ce que c'est ?

Et comme Veyrenc l'avait prédit, le docteur Cauvert, dès qu'il abordait son sujet, redevenait calme, et même concentré, presque triste. Peut-être avait-il appris à rire excessivement et se réjouir d'une tarte pour oublier de temps à autre ces huit cent soixante-seize vies broyées qu'il avait suivies pas à pas.

— Ils se sont vus toute leur vie.

— Ah tiens ? La bande ne s'est pas brisée à l'âge mûr ?

— Non, elle se reconstituait dans le pastis, pour deux d'entre eux au moins.

— Et puis ils sont morts, dit Veyrenc.

— J'aurais dû m'en douter. Vous êtes flics après tout. Donc il y a des morts. Que s'est-il passé ?

— Ils sont décédés le mois dernier à huit jours d'intervalle, dit Adamsberg. Tous les deux des suites d'une morsure de recluse. L'araignée.

Le visage du Dr Cauvert s'était figé. Sans un mot, il empila les assiettes, rassembla les verres, puis abandonna sa tâche de diversion et tira de son étagère un dossier cartonné, d'un bleu passé. Il le déposa avec gravité sur la table, entre les deux enquêteurs, sans les quitter du regard. Une large étiquette y était collée, refixée de multiples fois, après tant d'années d'usage. Elle portait un titre calligraphié à l'encre : La Bande des recluses. Dessous, en plus petit : Claveyrolle, Barral, Lambertin, Missoli, Haubert & Cie.

— Qu'est-ce que cela veut dire ? demanda Adamsberg après une bonne minute de silence.

— Cela veut dire : « Qui a vécu par la recluse périra par la recluse. » Non ?

— On ne peut pas périr d'une recluse, dit Veyrenc.

— Non, mais avec elle, on peut blesser sauvagement. Ce fut une de leurs occupations favorites, parmi leurs diverses brutalités, et sans compter les harcèlements sexuels.

Cauvert sortit du dossier une série de photos de tout jeunes garçons qu'il étala sur la table en les faisant claquer, comme on abat des cartes.

— Voici leur œuvre, dit-il avec dégoût. Onze gosses, onze victimes de leur cruauté et de leurs recluses. Ces quatre-là, dit-il en montrant des photos du doigt, ont reçu des morsures blanches. Ces deux-là, des demi-morsures. Mais ici, vous pouvez voir sur le bras du petit Henri un disque violacé d'environ neuf centimètres de diamètre. Il en a guéri, comme celui-ci, Jacques. Mais sur ces cinq-là, voyez les dégâts.

Adamsberg et Veyrenc se passèrent les cinq photos tour à tour. Un garçon d'environ quatre ans, amputé de la jambe, un autre du pied.

— Ces deux-là ont été mordus en 1944. Louis et Jeannot, quatre et cinq ans. À cette date, on n'en était qu'aux tout débuts de la pénicilline. Et le premier stock d'ampleur a été livré aux soldats, dirigé sur la Normandie lors du débarquement. Il n'a pas été possible de soigner les enfants, de sauver leurs membres de la gangrène. Il a fallu couper. Mon père est allé en justice. Claveyrolle, Barral et Lambertin ont passé huit mois en maison de redressement. Ce qu'on nommait « le cauchemar des recluses » s'est effacé un temps. Et quand ils sont revenus, ils ont remis ça.

Grave, le docteur distribua de nouveau les trois verres qu'il remplit de jus de pomme.

— Désolé, dit-il en les tendant à ses hôtes, les glaçons ont fondu.

Il avala son verre d'un coup et revint aux photos.

— Ici c'est Ernest, sept ans. Une plaie de presque dix centimètres de longueur et cinq de large. Cette fois, on est en 1946, on a pu sauver son bras. 1946 encore, c'est le tour du petit Marcel, onze ans, il a le tiers du visage emporté. Guéri lui aussi, mais défiguré. Sa cicatrice était hideuse, celle d'Ernest aussi. Enfin Maurice, en 1947, douze ans, mordu au testicule gauche. Il n'en est resté qu'une petite bille, voyez. La nécrose a gagné la verge, le garçon est devenu impuissant. En 1948, fin des attaques à la recluse. Claveyrolle se tourne vers le harcèlement sexuel. Avec les autres bien sûr. Il était à la tête de huit petits salopards qui suivaient leur héros comme leur ombre.

Adamsberg reposa sans bruit les photos abominables des enfants blessés.

— Comment s'y prenaient-ils, docteur ?

— Ils sortaient la nuit et n'avaient que l'embarras du choix pour attraper leurs bestioles : les combles, les communs, la grange, le bûcher, le hangar à outils. Elles étaient assez nombreuses en été. D'après ce qu'on a su, ils les attiraient avec les insectes qu'ils avaient collectés, des mouches et des grillons surtout, qu'ils étalaient au sol à un endroit propice. Vous savez que la recluse apprécie les cadavres d'insectes ?

— Non, dit Veyrenc.

— Eh bien si, et ça leur facilitait la tâche. Ils déversaient leur récolte de mouches et ils attendaient, avec leurs lampes de poche.

— Et comment faisaient-ils pour les attraper sans se faire mordre eux-mêmes ? demanda Adamsberg, à la façon naïve dont l'eût fait Estalère.

Le Dr Cauvert le regarda, perplexe.

— Vous n'avez jamais attrapé d'araignées ? dit-il.

— Des crapauds seulement.

— Eh bien, vous prenez un verre et un carton. Vous piégez la bête sous le verre, vous glissez le carton par-dessous et le tour est joué.

— Simple, acquiesça Adamsberg.

— Pas tant que cela. Les recluses sont très méfiantes. Ils n'en ont pas capturé tellement, onze en quatre années. C'était déjà bien trop. Ils choisissaient ensuite leur victime et, à la nuit, ils coinçaient l'araignée dans la chemise ou le pantalon. Et ce qui devait arriver arrivait. Acculée, l'araignée mordait. Les immondes petits salauds. Quand je pense qu'ensuite, ça a donné des cours de dessin, ça a démarché en costume-cravate.