— Vous n'essayez pas d'adopter le point de vue du médecin avec eux, docteur ? questionna Veyrenc.
— Non, dit sèchement Cauvert. N'oubliez pas que je les ai connus, et leurs victimes aussi. J'ai haï la Bande des recluses de toutes mes forces. Mon père a pris les mesures qu'il pouvait. Augmenter la surveillance aux portes du dortoir, faire secouer les habits tous les matins, fermer les communs. Mais cela ne suffisait pas. Ils étaient malfaisants, fiers de l'être, orgueilleux de leur virilité et grisés de leur toute-puissance au sein de La Miséricorde. Et ils parvenaient à leurs fins car le sadisme procure quantité d'énergie et d'idées. L'extinction des feux était à 9 heures : comment parvenaient-ils à sortir le soir ? Certains ont même été vus la nuit en ville. Ils y avaient été à vélo, le local avait été forcé. Je vous laisse le dossier complet, faites-en une copie et prenez-en grand soin. Si l'une de ces petites victimes, messieurs, s'est finalement vengée d'eux dans son grand âge, œil pour œil dent pour dent, recluse contre recluse, eh bien foutez-lui la paix. Voilà tout ce qui me plairait.
Adamsberg et Veyrenc remontèrent la longue rue de l'Église sans dire un mot, trop stupéfaits pour parler sur-le-champ des recluses, celles d'aujourd'hui et celles d'hier, qui venaient de faire leur jonction à soixante-dix années d'intervalle.
— Elle est jolie, cette petite rue, observa Veyrenc, lointain.
— Très jolie.
— Tu vois cette niche, au-dessus de cette porte ? Avec la sculpture d'un saint à l'intérieur ? Danglard dirait que c'est du XVIe siècle.
— Sûr qu'il le dirait.
— Il dirait aussi que la pierre est très usée, mais tu reconnais un chien à ses côtés. C'est saint Roch, celui qui protège de la peste.
— Sûr qu'il le dirait. Et je demanderais, pour lui faire plaisir : « Pourquoi saint Roch est-il représenté avec un chien ? »
— Et il t'expliquerait que saint Roch ayant attrapé la peste, il se réfugia dans une forêt pour ne contaminer personne. Mais le chien du seigneur local lui apportait chaque jour quelque nourriture volée. Et il guérit.
— Est-ce qu'il protégeait des morsures de recluse aussi ?
— Certainement.
— Et que dirait Danglard des morsures de recluse ?
— Sachant ce que l'on sait à présent, il serait sacrément embarrassé.
— Sacrément dans la merde, veux-tu dire. Car il y a bien une affaire de recluses, oui ou non ?
— Oui.
— Et qui partait de ce rocher, Louis. De cet orphelinat. Crois-tu que Danglard ravalera son erreur ?
— Il va devoir ravaler beaucoup plus que cela. J'ai su quelque chose, hier.
— Que tu ne m'as pas dit.
— Danglard a eu l'intention d'aller s'ouvrir de son problème au divisionnaire Brézillon, afin de faire fermer officiellement la route de la recluse.
Adamsberg s'arrêta net et se tourna vers Veyrenc.
— Qu'est-ce que tu dis ?
— Ce que tu as entendu.
— Voir Brézillon ? Et pourquoi pas me faire suspendre, tant qu'à faire ? Avec un blâme pour incompétence ? dit Adamsberg d'une voix rapide, la lèvre supérieure agitée d'un spasme de stupeur et de colère.
— Ce n'était pas son but. Il estimait que la Brigade risquait de dériver. Il en a parlé à Mordent. Qui en a parlé à Noël. Et Mordent et Noël — Noël, parfaitement, notre brute personnelle — ont débarqué dans le bureau de Danglard, dont Noël a fracassé l'ordonnance en assenant sur la table un violent coup de poing. On raconte que des pages du Livre ont voltigé. Que Noël a menacé — tu connais son tact — de séquestrer Danglard dans son bureau s'il s'avisait de faire le moindre pas en direction du divisionnaire.
— Qui te l'a dit ?
— Retancourt.
— Mais pourquoi ? Pourquoi Noël et Mordent ont-ils pris ma défense ?
— Instinct de protection du groupe face à la haute hiérarchie. Défense de la Brigade, défense du territoire. On peut ajouter à cela une note poétique.
— Tu crois que c'est vraiment le moment, Louis ?
— On sait Mordent tout à fait contre une enquête sur la recluse. On le sait aussi tout à fait passionné des contes de fées. Eh bien crois-moi, il y a tant d'improbable et d'irréel dans l'affaire de notre recluse qu'elle touche au conte de fées.
— De fées ?
— Les contes de fées sont par essence cruels, c'est à cela qu'on les reconnaît. Et quelque chose, sans qu'il le sache, séduit Mordent dans cette affaire.
— Mais pas Danglard. Il a commencé par diviser la Brigade, puis tenté de me faire mettre aux fers. Louis, Danglard est-il en train de devenir un blaps ?
— Non. Il a peur.
— De quoi ?
— De te perdre peut-être. Et dès lors, de se perdre. Il a pensé vous sauver tous les deux.
— Mais cette peur, si c'est bien cela, dit Adamsberg en serrant de nouveau les lèvres, l'a transformé en traître.
— Ce n'est pas ainsi qu'il le voit.
— Ne me dis pas alors qu'il devient tout bonnement con ?
Veyrenc hésita.
— Je me trompe peut-être, reprit-il. Ce doit être une peur plus profonde encore.
XVIII
Pendant le court trajet jusqu'à la gare, dans le car surchauffé, Adamsberg resta muet, composant des messages sur son téléphone. Veyrenc ne l'interrompait pas, attendant qu'il se calme. Son humeur était hautement compréhensible. Mais Adamsberg n'était pas homme à demeurer en rage. Son esprit vagabond l'empêchait de suivre trop longtemps la trajectoire, beaucoup trop nette, de la colère.
— Tu devrais changer d'appareil, dit finalement Veyrenc.
— Pourquoi ?
— À force d'écrire « Ji viux » pour « Je veux », cela va te contaminer.
— C'est-à-dire ?
— Très vite, tu parleras ainsi. Change.
— Un jour, dit Adamsberg en rempochant son portable. On a un rendez-vous au buffet de la gare.
— Si tu veux.
— Tu ne veux pas savoir avec qui ?
— Si.
— Tu te rappelles Irène Royer, cette femme que j'ai rencontrée au Muséum.
— Celle qui t'a offert un manteau de fourrure en recluses mortes.
— Celle qui entendait parler Claveyrolle et Barral à l'heure du porto. Elle pourrait peut-être se rappeler d'autres fragments de leurs conversations. Elle habite dans le coin, à Cadeirac.
— Puisqu'on est dans le coin. Elle fait le trajet pour toi ?
— Pour la recluse, Louis.
Impatiente, Irène Royer les attendait dès la gare routière, secouant sa canne en l'air pour les saluer. Adamsberg lui avait dit avoir du neuf. Avec cette chaleur, elle avait laissé son jean pour une robe fleurie tout aussi vieillotte, mais gardé aux pieds chaussettes courtes et baskets.
— C'est elle, je suppose, dit Veyrenc depuis la vitre du car. Tout à fait le genre à offrir des recluses mortes en toute ingénuité.
— Tu es jaloux de ma recluse morte, Louis, voilà tout.
Alors qu'Irène Royer allait serrer la main du commissaire, apparemment bien heureuse de le revoir — ou d'avoir des nouvelles —, son regard se détourna vers la chevelure de Veyrenc, aux éclats roux très visibles sous le soleil de Nîmes, et elle en arrêta son geste. Embarrassé, Adamsberg attrapa cette main inerte et la serra.
— Merci d'être venue, madame Royer.
— On avait dit « Irène ».
— C'est vrai. Je vous présente mon collègue, le lieutenant Veyrenc. Il m'épaule dans l'affaire des recluses.
— Ah mais moi, je n'ai jamais dit que je vous épaulais.