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— Je me souviens. Mais comme nous étions à trois pas de chez vous, j'ai voulu venir vous remercier.

— C'est tout ? demanda Irène. C'est pas vrai qu'il y a du neuf ? Vous mentez tout le temps, commissaire ?

— Allons d'abord à ce café de la gare. Le car était bouillant.

— Moi j'aime bien, pour mon arthrose.

Comme si c'était déjà devenu une habitude, Adamsberg prit Irène par le coude pour la conduire à une table isolée, collée à la vitre qui donnait sur les rails.

— Pas de nouveau caillou dans vos fenêtres ? demanda-t-il en s'installant.

— Non. Il n'y a pas eu d'autres morsures, alors leur bêtise commence à se tasser. Ils oublient. Mais pas vous, hein ? Vous faisiez quoi à Nîmes, sans être indiscrète ?

— On a suivi votre piste, Irène. Je vous offre un chocolat chaud ?

— Vous, vous allez encore essayer de me faire promettre quelque chose, pas vrai ?

— Le secret, c'est sûr. Ou bien je ne vous raconte pas les nouvelles. Un flic n'est pas censé exposer le déroulé de son enquête.

— Le secret, oui, c'est normal. Je m'excuse.

Le regard d'Irène s'était à nouveau posé sans discrétion sur la chevelure de Veyrenc, et on ne savait pas si elle tenait plus à entendre les nouvelles ou savoir d'où pouvaient bien sortir ces fabuleuses bigarrures. Adamsberg jeta un œil à la pendule du café, leur train partait à 18 h 38. Il hésitait sur la manière de ramener à lui l'intérêt de la petite femme, qui prit les devants sans gêne.

— Vous vous teignez, lieutenant ? Parce que c'est la mode, aussi.

Jamais Adamsberg n'avait entendu quelqu'un oser interroger Veyrenc sur l'étrangeté de ses mèches. On remarquait, et on se taisait.

— C'est quand j'étais enfant, répondit Veyrenc sans embarras. Une bande de gamins, quatorze coups de canif sur la tête, les cheveux ont repoussé roux.

— Dites, vous n'avez pas dû rigoler.

— Non.

— Des sales gosses, des têtes creuses. Ils font ça pour se marrer, hein, sans savoir que ça durera toute la vie.

— Justement, Irène, dit Adamsberg en faisant signe à Veyrenc de sortir le dossier du Dr Cauvert. Je disais que j'avais suivi votre piste.

— Quelle piste ?

— Votre « anguille sous roche ».

— Votre « murène sous rocher ».

— Oui. Ces deux premiers vieux qui sont morts. Ceux qui se voyaient au café pendant que vous preniez votre porto.

— Un porto, précisa Irène à l'adresse de Veyrenc. À 19 heures, pas avant, pas après.

— Ils parlaient de leurs quatre cents coups, insista Adamsberg. C'est cette anguille que j'ai suivie.

— Et ensuite ?

— C'était bien une murène.

— Vous voulez bien être clair, commissaire ?

— Le fils de l'ancien directeur de l'orphelinat a conservé les archives de son père. Et un dossier complet sur la « mauvaise graine ». Des sales coups, ça oui, ils en ont fait. Vous ne vous êtes pas trompée. Claveyrolle était le chef de bande, et Albert Barral, son suiveur. Une bande de blaps.

— Blaps ?

— De petits salauds. Vous n'êtes pas trop sensible ?

— Ah si, je suis très sensible.

— Eh bien avalez une gorgée de chocolat et prenez sur vous.

Adamsberg posa sur la table, l'une après l'autre, les photos des victimes de la recluse, en commençant par ceux qui avaient développé des lésions nécrosées. Irène grimaça.

— Vous savez ce que c'est, Irène ? Vous reconnaissez ?

— Oui, dit-elle à voix assez basse. C'est la nécrose de la recluse. Mon Dieu, celui-ci a une plaie terrible.

— Et celui-ci, dit Adamsberg, a eu le tiers du visage mutilé. Onze ans.

— Mon Dieu.

Puis Adamsberg plaça avec douceur devant elle les photos des deux enfants amputés. Irène poussa un petit cri.

— Je n'essaie pas de vous faire mal. Je vous donne les nouvelles de votre anguille sous roche. Pour ces deux gosses, il n'y avait pas encore de pénicilline. Le petit Louis, quatre ans, a perdu la jambe, le petit Jeannot, cinq ans, le pied.

— Sainte Mère de Dieu. Mais c'était cela, leurs quatre cents coups ?

— Oui. On les appelait « la Bande des recluses ». Claveyrolle, Barral et le reste. Ils attrapaient des araignées et les coinçaient dans les vêtements des enfants qu'ils martyrisaient. Onze victimes, dont deux amputés, un défiguré, un impuissant.

— Sainte Mère. Mais pourquoi vous m'avez montré cela ?

— Pour vous faire réellement comprendre, et pardon pour le choc, que vos deux vieux qui sirotaient leurs pastis à La Vieille Cave étaient vraiment des ordures. Les deux enfants amputés, les petits Louis et Jeannot, ce furent leurs premiers. Cela n'a pas empêché qu'ils continuent encore, pendant quatre années.

— Quand je pense, dit Irène, quand je pense que j'ai bu mon porto à côté d'eux. Que j'étais assise là, près de ces salauds, pardon, je m'excuse. Quand j'y repense.

— Justement, c'est ce que je vous demande : d'y repenser, d'y repenser fort.

— Je me disais bien aussi que vous vouliez me demander quelque chose. Attendez, coupa-t-elle, ça signifie que vous aviez pas tort ? Que les deux vieux ont été tués avec de la recluse par un de ces pauvres mômes, pour se venger ? Et le troisième mort ? C'est quoi son nom ?

— Claude Landrieu.

— Il était à l'orphelinat ?

— Pas lui. On débute, Irène.

— Mais on ne peut pas tuer avec une recluse, on sort pas de là.

— Et avec plusieurs ? Supposez qu'on en mette trois, ou quatre, dans un pantalon. Alors là, peut-être qu'une personne âgée…

— Elle peut en crever, acheva Irène.

— Vous me suivez, comme dit le professeur Pujol.

— Mais tout de même, trois vieux sont morts. Ça ferait neuf ou douze recluses à trouver pour le tueur. Ben c'est pas rien.

— C'est vrai que les gosses de la bande, dit Veyrenc, n'en ont attrapé que onze en quatre ans. Et ils étaient neuf, et ils avaient la main.

— Et un élevage ? Si le tueur avait un élevage ? dit Adamsberg.

— Pardon, commissaire, mais on voit que vous n'y connaissez toujours pas grand-chose. Parce que vous croyez peut-être qu'on attend que les œufs éclosent et qu'on les ramasse ensuite comme des oisillons ? Pas du tout. Quand les petits naissent, ils « volent ». Ils se laissent porter par le vent, comme des petites poussières, et au revoir et bonne chance, s'ils ne se font pas bouffer par les oiseaux. Sur deux cents, il en reste un ou deux. Vous avez déjà essayé d'attraper une poussière ?

— Je dois dire que non.

— Eh bien c'est pareil avec les petites recluses.

— Et si on les met dans une grande boîte pour qu'elles ne s'envolent pas ?

— Alors elles se bouffent les unes les autres. À commencer par les mères se jetant sur les petits.

— Et dans les labos, ils font comment alors ? dit Veyrenc.

— J'ai pas idée. Mais je suppose que c'est très compliqué. C'est toujours compliqué, dans les labos. Vous croyez que votre tueur, il a des tas d'appareillages de ce genre ?

— S'il a travaillé dans un labo, pourquoi pas ? insista Veyrenc.

— De toute façon, ça ne colle pas, ce truc. On oublie que les vieux, ils ont été mordus dehors, le soir, pas dans leur pantalon en se levant. Ça, je vous l'ai déjà raconté.

— Et s'ils avaient menti ? dit Adamsberg.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que, eux, ils savent. Se faire mordre par trois recluses dans leur pantalon, ils savent ce que cela signifie. Et ils ne veulent pas qu'on apprenne qu'un homme se venge. Ils ne veulent pas qu'on sache qu'ils ont massacré des gosses à l'orphelinat.