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— C'est possible, ça, oui. Moi j'aurais menti aussi.

— Alors s'il vous plaît, Irène, rappelez-vous, concentrez-vous. Pouvez-vous vous souvenir de bribes plus précises de leurs conversations ?

— Mais si un de ces gosses s'est vengé, j'ai pas envie qu'on l'attrape, moi.

— On en est tous là. Je n'ai pas dit que je l'attraperai. Si c'est l'un d'eux, je peux le convaincre de s'arrêter avant qu'il ne finisse sa vie en taule.

— Ah je vois. C'est pas totalement bête.

Irène, comme Adamsberg l'avait déjà vue faire, redressa la tête pour penser, les yeux fixés droit devant elle à travers la vitre.

— Il y aurait peut-être quelque chose, dit-elle enfin. Mais attendez. C'était en rapport avec un vide-grenier qu'avait eu lieu à l'Écusson, il y a quoi, dix ans peut-être, sur la place piétonne. Bon, ces vide-greniers, il n'y a pas grand-chose à trouver, hein, que des vieilles chaussures à cinquante centimes, c'est surtout histoire de sortir et de causer. Remarquez, ma robe, c'est à un vide-grenier que je l'ai eue, et elle est très bien.

— Très, intervint aussitôt Veyrenc.

— Un euro, dit Irène. Attendez voir, que je me rappelle. Oui, c'est le grand qui causait.

— Claveyrolle.

— Il disait quelque chose comme : « Tu sais qui j'ai vu à ce putain de vide-grenier ? » Je suis désolée, excusez-moi, vraiment, mais je vous dis la manière avec laquelle ils parlaient.

— C'est parfait.

— Alors il dit ça. Et puis il dit : « Le petit Louis. Ce connard m'a reconnu, je sais pas comment il a fait. » Le petit Louis, c'est bien un des enfants ?

— Celui à qui on a coupé la jambe, oui.

— Et l'autre, Barral, il dit au grand — Claveyrolle, c'est cela ? — que c'est peut-être à cause de ses dents que le petit Louis l'a reconnu. Parce que, enfant déjà, Claveyrolle les avait pas toutes, ses dents. Enfin, c'était ça, l'histoire, le petit Louis l'avait reconnu, et au grand, ça ne lui plaisait pas du tout. Mais alors pas du tout. Il était en rogne. Ah oui, il a dit que ce petit connard était resté tout autant maigrichon qu'avant, avec ses grandes oreilles. Et que pourtant, il avait osé le menacer. Il l'avait envoyé « se faire foutre » mais l'autre, le petit Louis, il avait dit : « Tu ferais bien de faire gaffe, Claveyrolle, je ne suis pas tout seul. »

— « Pas tout seul » ? Les victimes auraient continué de se voir ?

— De se voir, j'en sais rien. Mais aujourd'hui, avec tous ces trucs sur la toile, les « Copains d'hier », les « Anciens de la classe » etc., tout le monde s'amuse à retrouver tout le monde. Alors pourquoi pas eux ?

Irène sursauta soudain.

— Votre train, cria-t-elle en tendant le bras, il est à quai. Ça siffle !

Adamsberg eut juste le temps de rassembler les photos, Veyrenc de rempocher le dossier et tous deux attrapèrent la rame en courant.

Adamsberg envoya un texto : Navré pour le chocolat, pas eu le temps de payer. À quoi Irène Royer répondit : Je vais m'en remettre.

Deux nouveaux messages l'attendaient. Le premier de Retancourt : Alors, c'était agréable ? Adamsberg montra le message à Veyrenc, souriant.

— Retancourt vient aux devants, dit-il. On ne sera plus seulement trois, mais quatre. Comment c'était, ton poème de Racine ?

— De Corneille.

— Eh bien, il va falloir le changer.

— Nous partîmes tous quatre ; mais par un prompt renfort, / Nous nous vîmes trois mille…

— Voilà, coupa Adamsberg en levant une main. À quatre, nous serons bien assez pour interroger ces cinq victimes.

— Onze victimes.

— Mais sur les onze, quatre n'ont reçu qu'une morsure blanche, et deux autres une morsure légère. Ils n'ont pas souffert.

— Ce n'est surtout pas une raison pour les exclure. Ils font partie des souffre-douleur, ils sont solidaires des blessés. Et ceux qui en ont réchappé se sentent fautifs face aux compagnons mutilés du groupe. C'est la « culpabilité des survivants ». Ils peuvent devenir bien plus haineux et vengeurs que les autres.

— D'accord. Onze. Il faudra que Froissy nous les localise.

Adamsberg répondit à Retancourt : Très. Journée d'implacable détente.

— Intéressant ?

— TRÈS intéressant.

— Il y a aussi un message de Voisenet. Il sera en gare avant nous, il nous attend en tête de quai. À quelle heure arrive-t-on ?

— 21 h 53.

— Il demande si on se fait une garbure.

Veyrenc hocha la tête.

— C'est ouvert le dimanche, dit-il.

— Tu sais cela, toi ?

— Oui. On demande à Retancourt de nous rejoindre ? On accroît nos effectifs ?

— Impossible. Elle écoute Vivaldi ce soir.

— Tu sais cela, toi ?

— Oui.

Adamsberg tapa un dernier message, glissa son portable dans sa poche et s'endormit aussitôt. Veyrenc s'interrompit au milieu d'une phrase, toujours stupéfait par la soudaineté du sommeil du commissaire. Les paupières étaient closes mais pas tout à fait, laissant une fine fente ouverte, comme on le voit aux yeux des chats. D'aucuns disaient que l'on ne pouvait pas toujours savoir si le commissaire était en veille ou en sommeil, parfois même en marchant, et qu'il errait aux limites de ces deux mondes. Peut-être était-ce en ces moments, se dit Veyrenc en ouvrant le dossier du Dr Cauvert, qu'Adamsberg pensait. Peut-être étaient-elles là, ces brumes à travers lesquelles il voyait. Il abaissa la tablette de son fauteuil et établit la liste des neuf garçons de la Bande des recluses. Puis celle de leurs onze victimes. Louis, Jeannot, Maurice… Où étaient-ils à présent ? Celui qui n'avait plus de jambe ? Celui qui n'avait plus de pied ? Celui qui n'avait plus de joue ? Celui sans testicule ? Celui au bras « hideux » ?

Il lut attentivement le reste du rapport, secouant la tête. Tous les gars de la Bande des recluses avaient atterri à l'orphelinat après des circonstances tragiques. Parents décédés, parents déportés, assassinat du père par la mère, ou l'inverse, parents emprisonnés pour viol ou meurtre, et à la suite. Après la période des recluses, venaient les violences faites aux filles. Ils n'étaient parvenus qu'une seule fois à pénétrer dans leur dortoir, pourtant « inviolable » était-il noté, et le gardien les avait arrêtés alors qu'ils arrachaient draps et couvertures. Comme l'avait dit le Dr Cauvert, ces types parvenaient à se faufiler partout.

— C'est un névrosé, dit Adamsberg à voix basse, sans lever plus ses paupières.

— Qui ?

— Cauvert. C'est toi qui l'as dit.

— Jean-Baptiste, mets-toi une bonne fois en tête que nous sommes tous névrosés. Tout dépend ensuite de l'équilibrage que nous sommes capables d'élaborer.

— Moi aussi ? Je suis névrosé ?

— Bien sûr.

— Eh bien tant mieux.

Adamsberg se rendormit aussitôt tandis que Veyrenc continuait à prendre des notes. Plus le train se rapprochait de Paris, plus le visage de Danglard devenait présent. Bon Dieu, qu'est-ce qui lui avait pris ? Adamsberg avait abandonné sa colère, il n'en avait plus dit un mot. Mais Veyrenc savait qu'il irait fatalement au combat, à sa manière.

XIX

Veyrenc s'arrêta sur le quai, à une quinzaine de mètres de Voisenet, qui fumait une cigarette illicite dans un des lieux publics les plus éventés de Paris.

— Il fume, Voisenet ? demanda Veyrenc.

— Non. Peut-être qu'il l'a volée à son fils.