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— Il n'a pas de fils.

— Alors je ne sais pas.

— Tu as connu Balzac ?

— Non, Louis. L'occasion ne s'est pas présentée.

— Eh bien tu regardes Voisenet, tu vois Balzac. Il n'a pas ses sourcils froncés, il n'est pas encore aussi gros, mais ajoute une moustache noire et tu vois Balzac.

— Alors Balzac n'est pas mort, tout compte fait.

— Tout compte fait non.

— C'est réconfortant.

Estelle accueillit les trois policiers sans surprise. Tant que durerait leur problème, elle verrait ce policier aux mèches rousses tous les soirs. Elle commençait à en prendre l'habitude, et l'habitude commençait à tourner en un désir vague. Quand leur affaire serait résolue, ils s'envoleraient, et lui avec. Elle choisit de reculer, de se montrer moins disponible ce soir.

— Je vais changer, dit Voisenet. Je vais prendre le cochon de lait farci. Ça vaut le coup ?

— De l'avis de Danglard, certainement, dit Veyrenc.

— Que doit-on penser de l'avis de Danglard à présent ? demanda Adamsberg. Néanmoins, pour le cochon de lait, je suis d'accord, et pour cela seulement. Vous avez eu quelques échos, Voisenet, quant à Danglard ? On dit que le poing de Noël s'abattant sur sa table a fait quelque bruit.

Voisenet baissa la tête, posa la main sur son ventre. Veyrenc se leva pour aller jusqu'au comptoir passer la commande. Il n'avait pas échappé à l'attention d'Adamsberg qu'Estelle avait peu regardé le Béarnais. Elle reculait un pion, Veyrenc en avançait un autre.

— Il a cru bien faire, je suppose, dit Voisenet.

— Peu m'importe ce qu'il a cru, lieutenant. Sans l'intervention de Mordent et Noël, j'écopais d'un blâme. C'est ce que vous croyez, vous, qui m'importe.

— Il avait forcé sur le vin, sûrement.

— Cela n'explique rien, il force toujours sur le vin.

— Il a cru bien faire.

— Et il a mal fait.

Voisenet demeurait tête baissée et Adamsberg s'arrêta là. Il n'avait pas à torturer le lieutenant, pris entre l'arbre et l'écorce.

— Parce que, rebondit Voisenet, vous avez trouvé de quoi prouver qu'il a mal fait ? Vous avez vu les archives ?

— Complètes. Ces « mauvais garçons » avaient formé une bande à l'orphelinat. Qui portait un nom.

Veyrenc tira le dossier de sa sacoche et le posa devant le lieutenant. La Bande des recluses. Claveyrolle, Barral, Lambertin, Missoli, Haubert & Cie.

Voisenet ne vit pas Estelle lui apporter son cochon de lait, ne la remercia pas même d'un signe de tête. Son regard ne quittait pas l'étiquette.

— Nom de Dieu, dit-il finalement.

Il semblait à Adamsberg que chacun en appelait à Dieu ou à sa Sainte Mère en découvrant ces recluses de soixante-dix ans d'âge.

— Du Diable, corrigea-t-il. L'ancien directeur disait que le diable était entré dans leur âme. À Claveyrolle, Barral et aux autres.

— Qu'est-ce qu'ils foutaient avec des recluses ? Il s'agit de vraies recluses ? Je veux dire, des araignées, ou bien des femmes ?

— Quelles femmes ? demanda Adamsberg.

— Ces femmes, vous savez, au temps jadis, qui se cloîtraient pour offrir leur vie à Dieu. Les recluses.

— Non, on parle bien des araignées. Mangez avant de regarder les photos. Veyrenc va d'abord vous résumer cela, il a lu tout le dossier dans le train.

— Comment le sais-tu ? Tu dormais.

— C'est vrai.

Veyrenc exposa l'ensemble des faits à Voisenet, qui mangeait mécaniquement, sans paraître saisir le goût de son plat, concentré sur le récit du lieutenant. Il n'avait pas même touché à son verre de madiran.

— À présent buvez un peu, Voisenet, je vous montre les photos.

Qui, une fois de plus, claquèrent sur la table comme de sinistres cartes à jouer. Voisenet obéit et but quelques gorgées. Son regard s'affola devant les petits amputés, le gosse sans testicule, celui sans joue, l'autre au bras hideux. Puis il repoussa les clichés, finit son verre d'un coup et le reposa bruyamment sur la table.

— Alors vous aviez raison, commissaire, dit-il. Il y a bien eu une affaire de recluses. Dans le temps. Qui revient aujourd'hui, rampant sur ses huit pattes. Les descendantes des recluses d'hier. Je veux dire, leur retour, dans les mains d'une ancienne victime.

— Oui, Voisenet.

— Ou de plusieurs anciennes victimes, dit Veyrenc. Ou de toutes ensemble.

— Il y a quelque dix ans, dans un bistrot de Nîmes, Claveyrolle a parlé du petit Louis. Celui à la jambe amputée. Le petit Louis l'avait menacé. Claveyrolle s'était foutu de sa gueule, comme au bon vieux temps, mais Louis lui avait répondu de faire gaffe, qu'il n'était pas seul.

— Les victimes auraient constitué une bande à leur tour ?

— Pourquoi pas ?

— D'accord, mais Landrieu, le troisième, n'a rien à faire avec la Bande des recluses. On a un étoc, là.

Étocs. Ces rochers immergés sur lesquels s'éventrent les bateaux. Voisenet avait été élevé en Bretagne.

— Pas forcément, dit Adamsberg. Claveyrolle et sa bande faisaient le mur. Ils ont très bien pu connaître Landrieu dans les nuits de Nîmes. C'est probable, même. Donc cette jeune fille violée, Voisenet ? Justine Pauvel ?

Le lieutenant soupira, massa son front, revivant les deux heures si difficiles passées avec cette femme.

— Chez les flics, dit-il, on est un peu formés pour cela, hein ? Pour savoir parler avec des femmes violées, et surtout les amener à parler. Mais pas assez, commissaire, vraiment pas. J'ai mis plus d'une heure à passer ses défenses. Elle s'était figée, bloquée, murée. Et pourtant j'ai suivi la formation, et pourtant je crois que je peux être délicat. Je respecte profondément les femmes, mais je ne suis jamais payé de retour. Ça doit être mon physique, ça doit être ça.

— Qu'est-ce qu'il a, votre physique ? demanda Veyrenc.

— Pas assez délicat, justement. Ça a dû jouer contre moi, avec cette femme.

— Ou ce fut simplement parce que vous êtes un homme, Voisenet, dit Adamsberg, touché par le jugement que Voisenet venait d'assener sur lui-même.

— On aurait dû envoyer une femme, dit Voisenet. Cela aussi, on nous l'apprend. Broyée, cette Justine, broyée. Enfin, elle a fini par parler tout de même. Parce que si elle avait accepté de me rencontrer, c'est bien qu'elle le souhaitait, d'une manière ou d'une autre. Qu'est-ce que j'avais fait ? Je m'étais bien habillé, comme vous le voyez, et j'avais apporté des fleurs, et un gâteau, délicat aussi : une mousse aux fruits. Ça paraît idiot mais ça a peut-être aidé. Encore qu'elle ne supporte aucun homme, aucune approche, c'est vrai. Elle est demeurée terrifiée et honteuse, car justice ne lui a pas été rendue. Cela aussi, on nous l'apprend. Mais j'ai menti, j'ai dit qu'on lui rendrait justice. C'est cela qui l'a apaisée.

— On le fera peut-être, lieutenant.

— Ça m'étonnerait.

— Elle a une idée de son violeur ?

— Elle jure n'avoir pu reconnaître personne, ni être capable de décrire quiconque. Car si seulement il n'y en avait eu qu'un. Ils s'y sont mis à trois. Trois. Elle avait seize ans, elle était vierge.

Voisenet s'interrompit, massa de nouveau son front, sortit un médicament de sa veste.

— Mal au crâne, dit-il. Elle, c'est tous les jours, il paraît.

— Mangez, dit Veyrenc en lui tendant une assiette de fromage qu'il venait de lui préparer.

— Merci, Veyrenc. Désolé, mais ce ne sont pas des choses faciles.

— Ils étaient trois ? reprit Adamsberg. Phénomène de bande ?

— Oui. Dans une camionnette, le traquenard classique. Un qui conduit, deux qui choisissent la proie. Le chauffeur s'arrête pour demander son chemin, les deux autres sautent sur la fille et l'embarquent. Elle m'a confié un article sur son « parrain », dans le cas où cela m'intéresserait de l'interroger encore. Ce Claude Landrieu, notre témoin spontané. Apparemment, elle ne sait pas encore qu'il est mort. Il s'agit d'une simple interview où l'homme témoigne du « choc terrible » qu'il a ressenti. Sans intérêt pour nous.