Выбрать главу

— Avec une vue de sa boutique, je suppose ? demanda Adamsberg.

— Bien sûr, pourquoi se priver d'une publicité gratuite ?

— Montrez-moi cela, lieutenant. Je trouve curieux qu'elle vous l'ait donné.

Sans comprendre, Voisenet sortit l'ancien article de son portefeuille. Veyrenc servit la seconde tournée de madiran et, cette fois, Voisenet prit une gorgée avec plaisir. Il allait mieux.

— Vous vous êtes attaché, Voisenet, dit Veyrenc.

— Un peu.

Adamsberg se concentrait sur la vieille coupure de presse, sur le gros visage d'un Landrieu vieilli, photographié dans sa chocolaterie de luxe, où un serveur en blouse s'affairait face à une file de clients. Il fronça les sourcils, rouvrit le dossier du Dr Cauvert, en sortit les photos des neuf garçons de la Bande des recluses, prises depuis leur entrée à l'orphelinat jusqu'à leurs dix-huit ans. Veyrenc le laissait faire, sans poser de question.

De longues minutes plus tard, le commissaire releva la tête, souriant, l'expression presque belliqueuse, comme revenant d'un combat. Il n'avait pas dû percevoir les mouvements ordinaires autour de lui et regarda son verre plein avec surprise.

— C'est moi qui me suis resservi ? demanda-t-il.

— Non, c'est moi, dit Veyrenc.

— Ah bien, je n'ai pas dû m'en rendre compte.

Il posa ses deux longues et larges mains sur la table, l'une sur la coupure de presse, l'autre sur les photos du dossier Cauvert.

— Bravo, Voisenet, dit-il.

Il leva son verre vers le lieutenant, qui accepta sans comprendre.

— Ici, Claude Landrieu, dit-il. Cela, on le sait. Autour de lui, sa boutique, son serveur, ses clients. Le journal date de trois jours après le viol. La photo aussi.

— Elle ne porte pas de date.

— Le viol a eu lieu un 30 avril. Le 1er mai, la boutique n'est pas ouverte, mais la gendarmerie, oui. Landrieu y court avec la liste des fréquentations de sa « filleule ». Le journal date du 2 mai. La photo aussi. Sur le comptoir, observez bien : des brins de muguet, encore tout frais. Oui, la photo est bien du 2 mai. Ce n'est pas forcément ce qu'aurait voulu Landrieu.

— Pourquoi ?

— Parce qu'ici, dit Adamsberg en désignant un visage parmi les clients, c'est Barral. Et ici, c'est Lambertin.

Veyrenc secoua la tête et attrapa la photo.

— Je ne vois pas, dit-il. Les derniers clichés de Barral et de Lambertin datent de leurs dix-huit ans. Comment peux-tu les identifier sur ces visages de quinquagénaires ? Voisenet ?

Veyrenc passa au lieutenant la coupure de presse et les photos des jeunes Barral et Lambertin. Adamsberg but une gorgée de madiran, patient, serein.

— Non, dit Voisenet en rendant les photos à Adamsberg. Je ne vois pas non plus.

— Mais servez-vous de vos yeux, bon sang. Je vous dis que ces deux gars ne sont pas là pour acheter des chocolats. Ce sont Barral et Lambertin.

Ni Veyrenc ni Voisenet ne contrèrent. Ils savaient que l'analyse visuelle du commissaire était singulière.

— Admettons, dit Voisenet, s'animant à nouveau. Qu'est-ce qu'ils foutent là dans ce cas ?

— Deux jours après le viol ? dit Adamsberg. Ils viennent aux nouvelles. Savoir comment s'est passé le « témoignage spontané » de leur ami Landrieu chez les flics.

— Et pourquoi ne pas se voir la veille, le 1er mai ? C'était congé.

— Mais pas discret. Plus malin de faire la queue au magasin et d'échanger un simple clin d'œil. C'est ainsi qu'ils se donnaient rendez-vous. Par un signe, par un mot, dans la boutique.

— Pour quoi faire ?

— Partir en virée se faire une fille. Justine Pauvel a été violée par le « vieil ami de la famille », un type en qui elle avait confiance depuis l'enfance. Elle est montée dans sa camionnette sans se poser de question. Violée par Claude Landrieu, Barral et Lambertin.

— Alors elle sait.

— Bien sûr qu'elle sait, au moins pour son « parrain ». Et c'est bien pour cela qu'elle vous a confié cet article. Elle n'a jamais pu le dire. Ce qui n'exclut pas le désir de vengeance. Autre point : cette photo nous montre que, plus de trente ans après, la Bande des recluses ne s'était pas dissoute. Outre Claveyrolle et Barral, on y ajoute Lambertin et Landrieu.

— Vrai, approuva Veyrenc.

— Ni dissoute, ni bonifiée. Les jeunes blaps de l'orphelinat ont grandi. Fini le jeu des recluses glissées dans les frocs des souffre-douleur. Les blaps devenus grands se tournent vers l'agression sexuelle, dès leurs dernières années d'orphelinat.

— Comment ? dit Voisenet. Ils étaient isolés de la section des filles.

— Pas dans la cour, précisa Veyrenc, où filles et garçons étaient séparés par un haut grillage, un grillage classique de type simple torsion. Soit ils s'exhibaient en érection. Soit ils passaient leur sexe à travers une maille du grillage et éjaculaient sur une fille qui avait eu l'imprudence de s'en approcher. Soit ils couvraient les murs de graffitis pornographiques. Un gardien les a arrêtés dans le dortoir des filles, mais une seule fois. Ils arrachaient les couvertures.

— Et qui dit qu'il n'y a pas eu d'autres intrusions ? dit Adamsberg. Des viols ? Que les jeunes filles ont gardés secrets, comme le font quatre-vingts pour cent des femmes violées ? La Bande des recluses s'est convertie en la Bande des violeurs. Et ne s'est pas séparée après La Miséricorde. Les coups, ils ont continué à les monter ensemble. Comme dans leur enfance.

— Mais où cherche-t-on le tueur ? dit Veyrenc. Et qui veut des cafés ?

Les mains d'Adamsberg et Voisenet se levèrent. La journée avait été longue et lourde, pour tous. Une fois de plus, Veyrenc alla passer la commande au comptoir.

— Où ? répéta Veyrenc en se rasseyant. Parmi les garçons mordus par les recluses ? Ou parmi les femmes violées, que nous ne connaissons pas, à l'exception d'une seule ?

— Parmi toutes et tous, Louis.

— Et pourquoi les femmes violées utiliseraient-elles du venin de recluse, vu l'extrême complexité du procédé ? Cet effort s'explique pour les garçons mordus. Venin contre venin. Mais pour les femmes violées ? Un coup de flingue et tout est dit.

— Il y aurait bien une possibilité, dit Voisenet. Mais vous allez dire que je fais mon zoologue, ou mon Danglard.

— Allez-y tout de même, lieutenant.

— Il faut descendre dans les pensées les plus primaires et profondes des êtres humains.

— Descendez, dit Adamsberg.

— Je ne sais pas par où commencer. C'est très enchevêtré, les pensées primaires.

— Alors commencez par « Il était une fois ». Veyrenc dit qu'il y a une touche légendaire, avec ces recluses.

— Ah très bien, cela me va. Il était une fois le venin animal. Il a toujours eu une place très à part dans l'imaginaire des hommes. On lui a prêté des tas de qualités magiques, bénéfiques et prophylactiques et il fut beaucoup utilisé, en pharmacopée par exemple, selon le principe paradoxal que ce qui tue peut guérir.

— Je ne saisis pas « prophylactique », dit Adamsberg.

— Tout ce qui empêche la maladie, tout ce qui protège contre elle.

— D'accord.

— Les bêtes à venin, qu'il s'agisse de serpents, de scorpions ou d'araignées, étaient tenues pour des ennemis jurés de l'homme. Les croiser était signe de mort. Mais si un homme parvenait à les vaincre, il « retournait le sort ». Il devenait plus fort que le venin, plus fort que la mort, invincible. Si je vous emmerde, dites-le-moi surtout.