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— Pas du tout, lieutenant, dit Adamsberg.

— J'ajoute qu'il existait un lien inconscient entre ce venin, ce liquide animal projeté par la bête, et le sperme humain. Particulièrement pour les serpents qui se dressent avant de mordre, pire encore pour les serpents cracheurs. On pourrait imaginer qu'une femme violée, souillée par le sperme de son agresseur, ait l'idée de lui renvoyer une vengeance de même nature. Pour elle, le venin du serpent serait le liquide le plus approchant du sperme détesté.

— Juste, dit Veyrenc.

— Mais je vais serrer sur l'araignée. Dans cette idée de vaincre le venin toxique et de se fortifier en le dominant, l'araignée abattue devenait alors une bête qui portait chance et qui protégeait. On a fabriqué des décoctions d'araignées pour soigner des quantités de maladies — parfois on les faisait carrément avaler au patient —, particulièrement les fièvres intermittentes, les hémorragies, les saignements de l'utérus, l'arythmie, la démence sénile, l'impuissance.

— L'impuissance ?

— C'est très logique, commissaire, j'ai parlé de ce lien qui se noue entre le fluide venimeux et le fluide spermatique.

— Mais pourquoi ne pas soigner l'impuissance avec le sperme réel des animaux ?

— Parce qu'il est vécu comme équivalent au nôtre, ni plus ni moins. Il faut un fluide supérieur. L'homme s'incline néanmoins devant les grands animaux, s'ils sont dangereux. On n'a pas manqué d'utiliser des couilles de taureau. Je reviens à l'araignée ?

— Revenez, Voisenet.

— Il n'y a pas si longtemps encore, porter une araignée vaincue sur soi, dans un médaillon ou dans une coque de noix pour les pauvres, ou cousue dans un habit, protégeait contre les maladies, les mauvais sorts ou les dangers de la guerre.

— Vrai ?

— Vrai. Imaginons une femme violée qui devient maître de l'araignée : elle devient alors maître de la liqueur venimeuse, elle domine le sperme offensif. Ainsi peut-elle vaincre, ainsi peut-elle tuer, par l'araignée et grâce à l'araignée.

— Pour avoir l'idée d'y recourir, Voisenet, il faudrait une femme sacrément désaxée.

— Le viol désaxe.

— Mais aujourd'hui, Voisenet ? En notre temps ? Qui croirait encore à ces trucs ?

— « Notre temps », commissaire ? Mais quel temps ? Civilisé ? Rationnel ? Apaisé ? Notre temps, c'est notre préhistoire, c'est notre Moyen Âge. L'homme n'a pas changé d'un pouce. Et surtout pas dans ses pensées primaires.

— Juste, dit Veyrenc.

— Et quand les petits blaps attaquaient avec leurs recluses, c'était déjà, au fond, une agression sexuelle. La loi du dominant, l'injection du venin, de la liqueur animale.

— Onze victimes de morsures, résuma Adamsberg, et on ne sait combien de femmes violées. Et nous ne sommes que cinq.

— Cinq ? dit Voisenet.

— Vous, Veyrenc, Froissy et moi. Ajoutez Retancourt.

— Pas Retancourt.

— Si, Voisenet. Elle collabore, sans y croire mais sans s'opposer. Cinq.

— La partie n'est pas gagnée.

— Mais elle est commencée, lieutenant.

XX

Fait rarissime, Adamsberg se rappelait son rêve de la nuit. Tout en avalant pain et café, tout en songeant que le pain n'était plus si intéressant que lorsque Zerk lui découpait de grosses tranches inégales, il se souvenait qu'il était devenu impuissant dans ce rêve. Un sentiment d'effondrement l'avait propulsé vers l'unique solution possible : les recluses. Il avait démonté des quantités de tas de bois et de pierres sans en trouver aucune à dévorer.

C'est avec ces vains amas de pierres en tête et l'idée assez déplaisante d'avoir voulu avaler des recluses qu'il traversa la salle de la Brigade, où s'achevait enfin Le Livre. On allait et venait, transmettant les dernières moutures, et les imprimantes crachaient les premières copies. Il arrêta Estalère qui, aidé de Veyrenc, transportait des piles de feuillets jusqu'au bureau de Danglard, avec les précautions qu'on eût prises pour un très ancien et précieux manuscrit. Tout eût pu être fait par envoi via les ordinateurs, mais Danglard exigeait des versions papier, ce qui allongeait d'autant le travail.

— Réunion au concile à 11 heures, Estalère, faites passer le mot. Appelez ceux qui ne sont pas de service aujourd'hui.

— Vous souhaitez que je les réveille ? demanda le jeune homme, toujours soucieux d'avoir pleinement compris sa mission. Comme l'autre fois et que ça n'a servi à rien ?

Il n'y avait aucune pointe critique dans la remarque d'Estalère. Il n'existait pas la moindre fissure dans son adoration pour Adamsberg, par où pût passer une pensée négative.

— Exactement. Comme l'autre fois et que ça n'a servi à rien.

— Même le commandant Danglard ?

— Surtout lui. Louis, c'est toi qui vas présenter l'ensemble des faits à l'équipe, si on peut appeler cela une équipe. Avec Voisenet, pour les fluides. Peux-tu montrer les photos des gars sur grand écran, tortionnaires et victimes ?

Veyrenc hocha la tête.

— Pourquoi ne veux-tu pas parler ?

— Je crains que Danglard ne contre-attaque, appuyé par Mordent, dit Adamsberg en haussant légèrement les épaules. Et je ne souhaite pas croiser le fer ce matin. Aujourd'hui, ce ne sont pas eux qui comptent, c'est l'équipe. Je dirai quelques mots d'introduction et tu prends la relève.

Quels mots ? se demanda-t-il. Il n'y avait pas pensé. Il s'éloigna vers le bureau de Froissy.

— Lieutenant, il fait beau, la marche en pierre est sans doute déjà tiède dans la cour.

— On apporte le cake ? dit Froissy en débranchant aussitôt sa machine.

Une fois dans la cour, le lieutenant s'assit sur la marche, son ordinateur calé sur les genoux, tandis qu'Adamsberg émiettait le gâteau à quelque quatre mètres du nid.

— Il va être foutu, ce pantalon, dit Froissy pour elle-même, tandis qu'Adamsberg revenait vers elle.

Elle allait mieux. Retancourt avait dû atteindre son but en se lavant les mains dans la salle de bains, devenue muette. Il n'avait pas supposé que Retancourt puisse échouer.

— Qu'est-ce que ça a donné, lieutenant ? Les médecins ?

— J'ai accédé à leurs comptes rendus. J'avoue que je me sentais coupable.

— Mais satisfaite.

— Tout d'abord, continua Froissy avec un petit sourire, les trois hommes étaient encore costauds, cœur en bon état mais de sérieux problèmes de foie. Éthylisme, tous. L'un prenait un médicament contre l'hypertension, l'autre contre le cholestérol, le troisième du Nigradamyl.

— Qui est ?

— Un traitement contre l'impuissance.

— Tiens. Et lequel des trois prenait cela ?

— Celui de quatre-vingt-quatre ans, Claveyrolle.

— Bien sûr.

— J'ai un cousin médecin. Il dit que le nombre d'hommes âgés qui ne renoncent pas est impressionnant.

— Et le vieux Claveyrolle n'avait toujours pas abdiqué.

— Donc, résuma Froissy, pas de raison qu'ils succombent à une morsure de recluse. Ni que leur loxo…, attendez voir…

— Loxoscélisme, proposa Adamsberg.

Enfin, ce mot, il le tenait bel et bien, sans avoir besoin de consulter son carnet une énième fois.

— C'est cela. Ni que leur loxoscélisme évolue si vite. Le premier mordu, Barral, s'est présenté à l'hôpital le 10 mai. Il avait été piqué la veille au soir, alors qu'il arrachait des orties près d'un tas de bûches. Je vous lis le rapport du médecin : Le patient a senti une piqûre au bas de la jambe gauche, douleur faible, ortie incriminée. Puis : 10 mai, 11 h 30. Aspect inquiétant de la piqûre. Tache violacée, 7 x 6 cm, début de nécrose. Suspicion de morsure de recluse. Commande d'anti-venin CAP Marseille. Perfusion d'émoxiocilline + midocaïne en local — c'est un anesthésique. Puis le soir, à 20 h 15 : Évolution alarmante de la plaie. Extension nécrose 14 x 9 cm. Fièvre 39,7°. Modification traitement : riatocéphine — c'est un antibiotique beaucoup plus puissant — et tédricotec — c'est un antihistaminique. Le lendemain, à 7 h 05 : Température 40,1°. Jambe nécrosée 17 × 10 cm. Plaie creusée sur 7 mm. Augmentation ¼ riatocéphine. Résultats sanguins : résistance immunitaire satisfaisante. Présence d'une hémolyse — c'est la perte des globules rouges —, développement nécrose viscérale sur rein gauche. Mise sous dialyse. 12 h 30 : injection anti-venin. 15 h 10 : baisse température, 39,6°. Rapidité de l'envenimation jamais constatée. 21 h 10 : Température 40,1°. Hausse rapide hémolyse, septicémie constatée, attaque viscérale rein droit, foie touché. 12 mai : Patient décédé à 6 h 07, cause hémolyse, septicémie, cessation activité rénale, arrêt cardiaque. Cas de loxoscélisme foudroyant, jamais répertorié. Commande d'anti-venins CAP.