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XXI

Adamsberg laissa la réunion s'amorcer en silence, dans le tintement usuel des tasses à café et des cuillères contre les soucoupes. Il n'avait pas choisi le silence pour faire grimper la tension, elle était déjà bien assez haute comme cela. C'est simplement qu'il voulait noter une phrase sur son carnet : Si l'on peut affaiblir la virulence d'un venin d'araignée pour en tirer un traitement contre l'impuissance, est-ce possible à l'inverse de l'amplifier, comme un vin qu'on distille pour en tirer un 70° ?

Il secoua la tête et lâcha son stylo, eut un rapide regard pour les commandants Danglard et Mordent, assis côte à côte à l'extrémité de la table. Mordent était résolu, très concentré, comme il l'avait souvent vu. Danglard, lui, avait modifié son visage. Raide et blanc, il affectait l'air hautain d'un gars quasi flegmatique apte à se placer au-dessus des contingences. Or Danglard n'avait jamais su se placer au-dessus des contingences, pas même quelques minutes, encore moins de manière flegmatique. Cette posture était conçue pour résister aux assauts du commissaire et assumer sa tentative de délation auprès du divisionnaire. Adamsberg avait toujours saisi les complexités de son vieil adjoint mais cette fois, quelque chose lui échappait. Un élément neuf.

— Je persiste, commença Adamsberg d'une voix aussi calme qu'à l'ordinaire, à vous informer de l'affaire en cours, comme je persiste à la nommer « enquête », comme je persiste à considérer les trois décès comme des meurtres. Nous sommes quatre à y travailler et c'est peu. Je vous rappelle les noms des trois premières victimes : Albert Barral, Fernand Claveyrolle et Claude Landrieu.

— Quand vous dites « les trois premières victimes », demanda Mordent, doit-on comprendre que vous en craignez d'autres ?

— C'est cela, commandant.

Retancourt leva son grand bras, puis le laissa retomber sur la table.

— Cinq à y travailler, dit-elle. Je me suis déjà engagée à apporter mon concours, je ne reviens pas dessus.

Une déclaration incompréhensible de la part de l'implacable positiviste, qui plongea dans l'incrédulité tous ceux qui avaient opté pour l'invalidité — l'absurdité — d'une enquête sur les morts par recluse. Adamsberg adressa un léger sourire à la puissante Violette. Danglard — bien qu'au-dessus des contingences — grimaça : l'appui inexplicable de Retancourt était un avantage majeur pour le commissaire.

— L'orphelinat de La Miséricorde, dans le Gard. On en était là. Voici un dossier constitué par l'ancien directeur, années 1944 à 1947. Allez-y, Veyrenc.

— Pardon ? dit Lamarre. Quelles dates avez-vous dites ?

— 1944–1947. Soit soixante-douze générations de recluses avant les nôtres.

— Nous comptons le temps en générations de recluses à présent ? demanda Danglard.

— Et pourquoi non ?

Veyrenc projeta sur grand écran la couverture du dossier du Dr Cauvert. La Bande des recluses. Claveyrolle, Barral, Lambertin, Missoli, Haubert & Cie. Ce titre en hautes lettres calligraphiées généra une petite onde de choc à travers la salle, marquée par des murmures, quelques grognements, des raclements de chaises. Veyrenc laissa le texte exposé, le temps que l'improbable réalité pénètre l'esprit des agents.

— Mais, intervint Estalère, qu'est-ce que c'est, une « bande des recluses » ? Une bande d'araignées qui a attaqué l'orphelinat ?

Une fois de plus, la question d'Estalère les arrangeait tous, car ils ne comprenaient pas plus que lui. Veyrenc se tourna vers le brigadier. La fixité de son visage, ce matin-là, évoquait bel et bien un buste antique taillé dans un marbre clair, le nez droit, les lèvres très dessinées, les boucles de cheveux sculptées sur le front.

— Non, expliqua-t-il. Une bande de gars qui a attaqué les plus faibles avec des recluses. Il y avait neuf types dans cette bande, dont les deux premiers morts, Barral et Claveyrolle. Ils ont fait onze victimes. Ces quatre premiers garçons, continua Veyrenc en faisant défiler les photos à l'écran, Gilbert Preuilly, René Quissol, Richard Jarras et André Rivelin, n'ont reçu qu'une morsure blanche. Il ne faut pas les négliger pour autant. Pour ces deux-là, Henri Trémont et Jacques Sentier, les recluses n'ont pas lâché tout leur venin. Mais, même en noir et blanc, on distingue clairement le disque plus foncé, violet en réalité, de l'inflammation venimeuse. Ils se sont guéris spontanément. Louis Arjalas — dit « le petit Louis » — n'a pas eu cette chance. Il fut mordu à la jambe et la recluse a vidé ses deux glandes. Il avait quatre ans, ajouta-t-il en cernant la jambe rongée du bout de son doigt.

Des grognements de nouveau, et des mouvements de recul. Veyrenc ne les laissa pas souffler.

— Nous sommes en 44, et il n'y a pas de pénicilline.

— En 44, objecta Justin, la pénicilline existait déjà.

— Depuis peu, lieutenant. Le premier stock fut envoyé en Normandie, sur les côtes du débarquement.

— D'accord, dit Justin, écrasant sa voix.

— Il a fallu l'amputer de la jambe. Ici Jean Escande — dit « le petit Jeannot » —, mordu la même année. Il y a perdu son pied. Il avait cinq ans. Garçon suivant, Ernest Vidot, sept ans, mordu en 46, une très grande plaie sur le bras. Cette fois, la pénicilline est disponible, on sauve son bras, qui conserve une cicatrice mentionnée comme « hideuse ». Dixième victime, le jeune Marcel Corbière, onze ans, dont toute la joue a été emportée jusqu'à la mâchoire. On détournait les yeux sur son passage. Sachez que le venin de la recluse est nécrosant et qu'il dissout les chairs. Et enfin Maurice Berléant, douze ans, mordu au testicule gauche en 1947. Les tissus furent dévorés et la verge atteinte. Il est impuissant.

Adamsberg considérait le visage de Veyrenc, muré, minéral, lui qui pouvait le modifier si vivement d'un seul demi-sourire. Mais le lieutenant menait cette tragique présentation sans offrir un instant de répit aux agents. La vision de la joue emportée de Marcel et des parties génitales de Maurice les avait déportés sur un terrain d'émotions où la question théorique de savoir si oui ou non la recluse méritait une enquête était à cet instant à des lieues de leurs préoccupations. L'heure n'était pas à l'intellectualisme.

Veyrenc développa l'hypothèse qu'une ou plusieurs de ces victimes aient pu retourner l'attaque de la recluse contre leurs anciens tortionnaires, mentionnant la menace du petit Louis faite à Claveyrolle, il y a dix ans.

— Si vieux ? dit Estalère. Je veux dire : ils auraient attendu soixante-dix ans ?

— Si vieux, dit Adamsberg, qui dessinait sur son carnet. Selon les indications de Cauvert le père, les victimes étaient des enfants de nature passive, craintive, qui avaient plus à voir avec des coccinelles qu'avec des blaps. Tandis que les gars de la Bande des recluses étaient des offensifs agressifs. Des blaps.

— Blaps ?

— Ceci, dit Adamsberg en montrant son dessin, très juste, d'un gros coléoptère ventru d'un noir terne, rassemblant dans ses longues pattes de petits grains sombres. Le blaps, précisa-t-il, autrement nommé le puant, l'annonce-mort.

— C'est quoi, les petits grains ? demanda Estalère.

— Des merdes de rats. C'est ce qu'ils bouffent. Et si vous les approchez, ils projettent un liquide irritant par l'arrière-train. Les neuf gars de la Bande des recluses sont des blaps, des puants.

— Ah bien, dit Estalère, satisfait.

— Mais pas ceux de la Bande des mordus, poursuivit Adamsberg. Néanmoins, quand s'approche l'heure du départ, bien des choses deviennent possibles qui ne l'étaient pas auparavant.

— Et le troisième mort ? demanda Kernorkian.

— Claude Landrieu.