— Il était donc dans la bande aussi ? Vous n'en avez pas parlé.
— Il n'y était pas. Allez-y, Voisenet.
Le lieutenant enchaîna sur le cas Landrieu et sa visite à Justine Pauvel, la femme violée. Veyrenc projeta la photo de la chocolaterie.
— Ici, montra Adamsberg du bout de son crayon, le patron de la boutique, Claude Landrieu. On est en 1988, deux jours après le viol de Justine Pauvel. Le fait remarquable se trouve dans la file des clients. Ici, et ici, deux hommes qui paraissent attendre leur tour. Il s'agit de Claveyrolle et de Lambertin, rien de moins. Ce sont eux trois qui ont violé Justine. La Bande des recluses ne s'est jamais dissoute. Mais ils ne jouaient plus avec les crochets des araignées. Ils violaient.
— On connaît leurs victimes ? demanda Mordent, partagé entre son opposition de départ et le fait qu'il avait barré la route délatrice de Danglard.
— Celle-ci seulement.
— Alors comment pouvez-vous dire qu'ils en ont violé d'autres ?
— Parce que dès l'adolescence, les blaps de La Miséricorde ont harcelé et tenté de violer les filles de l'orphelinat. Dessiné des quantités de pénis dans leur dortoir. Exhibé leurs sexes et éjaculé sur elles à travers le grillage de la cour. Ils faisaient le mur et poussaient jusqu'à Nîmes à vélo. Pour trouver des filles à prendre, à coup sûr. La Bande des recluses s'est muée en Bande des violeurs.
— Vous n'avez qu'un seul viol pour le dire, insista Mordent. Quant à ces hommes, photographiés dans le magasin, ce sont des quinquagénaires et l'image est floue.
Adamsberg fit un signe à Veyrenc qui projeta les photos de Lambertin et Claveyrolle à l'âge de dix-huit ans, face et profil.
— Franchement, on ne voit pas le rapport, dit Noël.
— Ce sont eux, sans le moindre doute, affirma tranquillement Adamsberg.
La salle plongea dans un nouveau silence. On butait une fois de plus sur les affirmations sans fondement du commissaire.
— Froissy le démontrera, dit-il. On ne peut pas se fier aux lignes des maxillaires empâtés, aux cous épaissis, aux yeux assaillis de rides. Mais il demeure toujours la ligne haute du profil, celle qui court du front à la base du nez. Et un élément quasi immuable, comme s'il était fait de caoutchouc : le pavillon de l'oreille. Quand elle aura fait monter la qualité de la photo du journal, Froissy pourra comparer les têtes de ces types à celles des jeunes gens de dix-huit ans. Ce sont eux.
Mercadet acquiesça ostensiblement. Le lieutenant venait de basculer de l'autre côté. Ils étaient six.
— J'y travaille, dit Froissy, plongée dans son écran.
— On pourrait comprendre, concéda Mordent, que les victimes des morsures veuillent se venger à l'aide des mêmes recluses. Mais de manière pratique et scientifique, la chose est impossible.
— Oui, dit Adamsberg.
— C'est l'étoc, dit Voisenet.
— On ne doit pas exclure non plus la vengeance d'une femme violée, ajouta Veyrenc.
— C'est pire encore, dit Mordent. Pourquoi une femme choisirait-elle le moyen impraticable du venin de recluse quand il existe mille manières de tuer un homme ?
— À vous, Voisenet, dit Adamsberg.
Et Voisenet prit son temps, comme à La Garbure, pour développer la thématique ancestrale des bêtes à venin, la force invincible qu'elles conféraient, par retournement, à ceux ou celles qui les avaient vaincues, les liens profonds unissant la puissance de la liqueur venimeuse et le pouvoir octroyé au fluide spermatique. Décidément, pensait Adamsberg, Voisenet changeait de stature et de vocabulaire sitôt qu'il était lancé sur la piste des animaux. Sans le vouloir, Danglard s'était fait attentif. Prenant conscience qu'il avait toujours rangé la passion du lieutenant Voisenet pour les poissons au niveau de l'obsession dominicale des pêcheurs à la ligne. À tort.
— Pour clore, reprit Adamsberg quand Voisenet en eut fini, l'enquête de Froissy sur les trois hommes décédés indique une évolution « foudroyante » du loxoscélisme, c'est-à-dire de la maladie causée par le venin de la recluse. Les médecins notent : « Jamais répertorié. »
— Je les ai, coupa Froissy, leurs oreilles, et la ligne du haut profil. S'il n'y a pas deux pissenlits semblables, il n'y a pas deux oreilles identiques, n'est-ce pas ?
Adamsberg tira l'ordinateur à lui, et sourit.
— Ce sont eux. Merci, Froissy.
— Pas de quoi, vous le saviez déjà.
— Mais pas eux.
L'écran circula d'agent en agent, chacun approuvant d'un signe avant de passer l'image à son voisin.
— Ce sont eux, répéta Adamsberg. Claveyrolle et Lambertin, venus au rendez-vous chez Landrieu après le viol.
— D'accord, reconnut Mordent.
— Je poursuis, enchaîna Adamsberg. Évolution foudroyante du loxoscélisme. Ce qui a tué ces trois hommes n'est pas une morsure naturelle de recluse. Leur réaction violente, anormale, n'est pas due à leur âge. Hormis des foies touchés par les pastis, leurs défenses immunitaires étaient bonnes. Ils sont morts assassinés.
— Si tueur il y a, reprit Mordent avec beaucoup plus de prudence, comment s'y est-il pris ? Avec plusieurs recluses ?
— Non, commandant. La recluse est une araignée peureuse, cachée, il est très difficile de l'attraper. Pour tuer un seul homme à coup sûr, il vous en faudra vingt-deux. Mais comme la moitié d'entre elles ne va infliger qu'une morsure blanche et une autre partie une morsure partielle, prévoyez une soixantaine de recluses pour en avoir la peau. Pour trois hommes, il vous faudra donc disposer de quelque deux cents bêtes.
— C'est possible, cela ?
— Non.
— Et si l'on en extrait le venin ?
— C'est très faisable avec une vipère mais pas avec une recluse, à moins d'utiliser les appareils sophistiqués d'un laboratoire. Et ce qu'elle va cracher est une quantité si misérable qu'elle séchera sur les parois du tube avant qu'on puisse la prélever.
Mordent étendit son cou et écarta ses bras.
— Et donc ? dit-il.
— Et donc nous butons là sur un étoc particulièrement vicieux.
Adamsberg jeta un coup d'œil amusé à Voisenet. Il avait bien aimé son mot d'« étoc ».
— Et donc ? répéta Danglard.
— Et donc on enquête, commandant, dit Adamsberg, appuyant de nouveau sur le mot fatal. On localise les survivants de la Bande des recluses. Eux seuls ont compris ce qui est arrivé à leurs trois camarades. Et ils ont peur, pour la première fois de leur vie. Il s'agit pour nous de sauver leur peau.
— Et pourquoi ? dit Voisenet avec une moue.
— Parce que c'est notre boulot, blaps ou pas blaps. Et parce qu'ils pourront nous mener aux victimes inconnues des viols.
— Et pour les mordus ? demanda Kernorkian.
— Froissy va nous dresser la liste de ceux qui sont toujours de ce monde. Il faudra également rechercher les viols non élucidés, disons, depuis 1950 jusqu'à 2000, en estimant que ces viols ont cessé vers leurs soixante-cinq ans. Encore qu'on ne sait pas : Claveyrolle, à quatre-vingt-quatre ans, prenait encore un médicament contre l'impuissance.
— Acharné, le gars, dit Noël.
La réunion parvenait à un moment charnière, celui de la décision, et Adamsberg fit signe à Estalère de lancer une seconde tournée de cafés. Comme on prend son souffle avant la dernière ligne droite. Chacun comprit la nature de cette pause et personne ne rompit ce délai, court, dédié à la réflexion. Pour une fois, on eût préféré que les prouesses d'Estalère en matière de préparation des cafés fussent plus lentes. D'autant qu'on pressentait que l'heure était venue pour le commissaire de régler ses comptes avec Danglard. Adamsberg regardait sa troupe avec une certaine nonchalance, sans s'attarder sur chacun d'eux, sans scruter les visages en quête d'un signe positif ou négatif.