Le commissaire attendit que le cérémonial des cafés fût largement entamé pour prendre la parole, tout en rassemblant les documents qui avaient été présentés, replaçant avec soin les photos des onze victimes dans le vieux classeur bleu du Dr Cauvert.
— Ce dossier est à la disposition de ceux qui s'y intéresseraient, dit-il en en bouclant la sangle.
On avait escompté une déclaration, une offensive, une posture. Mais, et l'équipe le savait, ce n'était pas dans les manières d'Adamsberg.
— Levez le bras, ceux qui désirent en recevoir un double sur leur machine.
Et ce fut tout. Pas de résumé, pas de fioritures. Après un moment de flottement, ce fut Noël qui leva la main le premier. Comme Adamsberg l'avait souvent constaté, Noël manquait de beaucoup de qualités essentielles, mais pas de courage. À sa suite, les bras se levèrent, tous, sauf celui de Danglard. On attendit encore quelques instants un frémissement, une ébauche de mouvement, mais le commandant, emplâtré, ne bougea pas.
— Merci, dit Adamsberg. Vous pouvez tous aller déjeuner.
La salle se vidait et les visages reflétaient les mêmes pensées paradoxales : le regret d'avoir manqué le spectacle d'une passe d'arme entre Danglard et le commissaire, mais aussi la satisfaction ambiguë de se confronter à une affaire insoluble. Pensées accompagnées, au long de regards rapides, de saluts discrets envers la ténacité d'Adamsberg. Ils le jugeaient souvent rêveur et lunaire obstiné, en bien ou en mal, et attribuaient à cette anomalie l'improbable succès de ce jour. Sans comprendre qu'il voyait dans les brumes, tout simplement.
Danglard quittait la salle à son tour, ayant un peu perdu de sa droite posture.
— Tous, sauf vous, commandant, lui dit Adamsberg.
Tout en tapant un message rapide à Veyrenc : Reste à la porte et écoute.
XXII
— C'est un ordre ? demanda Danglard en revenant sur ses pas.
— Si cela vous plaît de l'appeler ainsi, allez-y.
— Et si je crevais de faim, moi aussi ?
— Ne rendez pas les choses plus difficiles. Si vous aviez réellement faim, je vous laisserais aller. Je ne tiens pas à ce que vous couriez chez Brézillon me dénoncer, en plus, comme tortionnaire.
— Très bien, en ce cas, dit Danglard en reprenant le chemin de la sortie.
— J'ai dit que je souhaitais que vous restiez, Danglard.
— Donc c'est un ordre.
— Car je sais que vous ne crevez jamais de faim. Vous ne partez pas pour déjeuner, vous fuyez. Et je vous connais assez pour prédire qu'une telle fuite va vous ruiner l'âme. Asseyez-vous.
Danglard ne s'installa pas face à Adamsberg mais se déplaça d'un pas plutôt rapide — que la colère rendait rapide — jusqu'à sa propre chaise, soit à quelque cinq mètres du commissaire.
— Que craignez-vous, commandant ? Que je vous passe un fer à travers le corps ? Je vous l'ai déjà demandé, Danglard : m'avez-vous oublié, après tant d'années ? Mais si vous avez opté pour la prudence, faites comme cela vous chante.
— La véritable prudence est de voir dès le commencement d'une affaire quelle doit en être la fin.
— Une nouvelle citation. On se sort de tout, avec une citation. Surtout quand on en connaît mille.
— On comprend tout.
— Et vous prédisez donc une fin lamentable à cette enquête.
— Je serais attristé de vous voir bouffer le sable.
— Eh bien expliquez-vous, Danglard. Expliquez que vous ayez fendu d'entrée la Brigade en deux. Expliquez que vous ayez voulu dénoncer mes errances au divisionnaire. Expliquez pourquoi je boufferais le sable.
— Quant à ma démarche envers Brézillon, c'est très simple : Nous n'avons point à louer ni à honorer nos chefs, nous avons à leur obéir à l'heure de l'obéissance, et à les contrôler à l'heure du contrôle.
— Vous commencez à m'emmerder avec vos citations. Vous campez donc sur vos positions, même après les faits que vous venez d'entendre ? Et qui ont convaincu la Brigade entière ? Là encore, expliquez-vous, nom de Dieu, Danglard.
— C'est impossible.
— Et pourquoi ?
— Car ce qu'on peut expliquer de plusieurs manières ne mérite d'être expliqué d'aucune.
— Quand vous serez redevenu vous-même, dit Adamsberg en se levant, faites signe.
Le commissaire quitta la salle du concile en claquant la porte, attrapa Veyrenc par le bras.
— On va dans la cour, dit-il. J'y ai pris mes habitudes et j'ai les merles à nourrir. Il y a une femelle qui couve dans le lierre.
— Les merles, ça se démerde tout seul.
— Les oiseaux meurent par millions, Louis. Tu vois encore des moineaux à Paris ? C'est l'hécatombe. Et puis le mâle est fluet.
Adamsberg fit un détour par le bureau de Froissy.
— C'est elle qui a la bouffe, expliqua-t-il.
— J'ai avancé les recherches sur les onze victimes, dit Froissy à leur entrée, sans tourner la tête. Six sont déjà décédées : Gilbert Preuilly, André Rivelin, Henri Trémont, Jacques Sentier, Ernest Vidot, celui au bras mangé, et Maurice Berléant, le garçon devenu impuissant. Restent cinq : Richard Jarras et René Quissol, atteints d'une morsure blanche, sont à Alès. Les trois autres, Louis sans jambe, Marcel sans joue et Jean sans pied sont tous dans le Vaucluse. Louis et Marcel à Fontaine-de-Vaucluse, Jean à Courthézon, à cinquante kilomètres de là.
— Les trois grands blessés sont donc encore ensemble. Et pas si loin de Nîmes. Quel âge ont-ils aujourd'hui ?
— Soixante-seize ans pour Louis Arjalas, soixante-dix-sept pour Jean Escande et quatre-vingt-un pour Marcel Corbière.
— Envoyez-moi leur adresse, leur situation de famille, leur état de santé, enfin tout ce que vous pouvez.
— C'est déjà fait.
— Vous avez leur profession ?
— Dans le désordre : un commercial, un antiquaire, un gérant de restaurant, un attaché d'administration hospitalière, un instituteur.
— Et les blaps ? Il en reste combien à tuer ?
— Dit comme cela, soupira Froissy. Quatre d'entre eux sont déjà décédés : César Missoli, Denis Haubert, Colin Duval et Victor Ménard. Et trois viennent de succomber à la recluse.
— Restent trois.
— Alain Lambertin, Olivier Vessac et Roger Torrailles.
— Où vivent-ils ?
— Lambertin à Senonches, près de Chartres, Vessac à Saint-Porchaire, près de Rochefort, Torrailles à Lédignan, près de Nîmes. Tout est parti sur votre portable.
— Merci, Froissy, on vous attend dans le couloir, pour le cake. Si on pouvait en avoir un morceau aussi, on n'a rien mangé.
— Qu'est-ce qu'on fout dans le couloir ? demanda Veyrenc.
— Tu sais bien que Froissy n'ouvre son armoire à nourriture devant personne. Elle la croit inviolée.
— Je peux vous accompagner ? dit Froissy en sortant de son bureau après de longues minutes, portant un lourd panier recouvert d'un linge. J'aime bien nourrir les merles.
Tout en suivant le lieutenant, incarnation de la sécurité alimentaire de la Brigade, Adamsberg répétait : « Le petit Louis, le petit Jeannot, le petit Marcel. »
— Cela fait mal, hein ? dit Veyrenc.
— Plutôt, oui. Ils vivent à deux pas les uns des autres. Cela évoque une autre « bande », non ?
— Pas forcément. Ils sont restés soudés par les mêmes souvenirs, c'est compréhensible.
— Mais il y a dix ans, Louis a menacé Claveyrolle. « Je ne suis pas seul », a-t-il dit.