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— Je n'oublie pas.

— Ce n'est pas simple, de déposer des recluses dans le pantalon d'un homme. D'entrer chez lui pendant qu'il dort. Les personnes âgées ont le sommeil léger.

— On peut toujours coller un narcotique dans leur bouteille.

— Et l'on retombe sur le même étoc, dit Adamsberg en pénétrant dans la cour. Il faudrait glisser soixante foutues recluses dans leur foutu pantalon. Et les amener à mordre au même endroit. Tu sais faire cela, toi ?

Adamsberg s'assit sur la marche en pierre face à la cour, étira ses bras, décontracta sa nuque et son corps dans l'air tiède. Froissy émietta les parts de cake au pied du nid.

— Qu'est-ce qu'elle transporte dans son panier ? dit Veyrenc.

— Sûrement notre déjeuner, Louis. Sur assiettes en dur avec couverts en métal. Un repas froid de qualité, mousse de sanglier, quiche aux poireaux, guacamole, pain frais, que sais-je encore ? Tu ne croyais pas sérieusement qu'elle allait nous filer du cake ?

Les deux hommes avalèrent leur repas — parfait — en quelques minutes et Froissy, satisfaite, débarrassa et leur laissa deux bouteilles d'eau.

— Danglard déraille, dit Veyrenc.

— Ce n'est pas le même homme. Il y a eu métamorphose, élément nouveau. Il semble qu'on l'ait perdu.

— Je crois que c'est personnel.

— Contre moi ? C'est une découverte, Louis.

— Contre toi qui enquêtes, ce n'est pas la même chose. Il ne veut pas de cette enquête. Aujourd'hui, il aurait dû accepter ses torts, il sait faire cela. Il n'avait qu'à lever le bras.

— Tu supposes anguille sous roche ?

— Plutôt murène sous rocher. C'est violent. Pour qu'il en soit là, ce n'est pas une question de théorie, de jugement clairvoyant. C'est personnel.

— Tu l'as déjà dit.

— Très personnel, intime. Je t'ai parlé d'une grande peur.

— Pour quelqu'un ?

— Pas impossible.

Adamsberg se pencha en arrière, s'accouda à la marche supérieure, ferma à moitié les yeux, cherchant à capter le soleil sur son visage. Puis il se redressa et appela Froissy.

— Il y a autre chose, lieutenant. Fouillez sur Danglard, sans vous offusquer. Il a deux sœurs, dont une de quelque quinze ans de plus que lui. C'est elle qui m'intéresse.

— Fouiller sur la famille du commandant ?

— Mais oui, Froissy.

Adamsberg raccrocha et reprit sa position, visage vers la lumière.

— À quoi penses-tu ? dit Veyrenc.

— Mais à ce que tu as dit, Louis : « Très personnel, intime. » Quoi de plus personnel que la famille ? Une « grande peur », supposes-tu. Pour qui ? Pour les siens. Ne va pas énerver une murène avec sa famille.

— Ni un buffle.

— Ni aucune bestiole. Regarde, le merle ne nous craint plus. Il s'approche en sautillant.

— C'est vrai qu'il est fluet.

Froissy rappela six minutes plus tard. Adamsberg mit l'appareil sur haut-parleur.

— Je ne comprends pas comment vous saviez, commissaire. Il a une sœur, Ariane, qui a quatorze ans de plus que lui. Elle a épousé un homme.

— J'entends bien, lieutenant. Quel homme ?

Il y eut un blanc.

— Froissy ? Vous êtes toujours là ?

— Oui. Elle a épousé Richard Jarras.

— Le nôtre ?

— Oui, commissaire, dit Froissy tristement.

— Quel âge a-t-il ?

— Soixante-quinze ans.

— Sa profession ?

— Attaché d'administration hospitalière.

— C'est-à-dire ?

— En simple, il était acheteur. Cela consiste à suivre la chaîne des besoins et des commandes de médicaments pour les hôpitaux.

— Où cela ?

— D'abord à l'hôpital Cochin à Paris, puis à Marseille.

— Où à Marseille ?

— Il a été employé vingt-huit ans à Sainte-Rosalie.

— Et comment pouvez-vous me répondre aussi vite ?

— J'ai anticipé vos questions. Et j'anticipe la suivante : oui, c'est bien à Sainte-Rosalie qu'est situé le centre antipoison. Attention, commissaire, l'hôpital ne fabrique pas les anti-venins, si c'est à cela que vous pensez. Il les achète aux laboratoires pharmaceutiques.

— Qui, eux, possèdent des venins.

— Mais qu'ils ne vendent pas aux particuliers. Je demande quelques minutes et je vous réponds.

— À quoi ?

— À la question suivante que vous allez me poser.

— J'ai une question suivante ? Très bien, Froissy, j'attends.

Adamsberg se leva, allant et venant devant les marches, plus ou moins suivi par le merle.

— Merde, dit Veyrenc.

— Tu avais raison.

— Pourquoi as-tu songé à la sœur ?

— Elle a habité un temps chez lui, quand sa femme est partie. Elle le hissait hors du trou, elle s'occupait des enfants. Elle le soutenait déjà dans l'enfance. Les parents trimaient tellement que l'aînée maternait les deux autres. Je savais cela.

— Une sœur-mère en quelque sorte.

— Oui. Va emmerder la sœur-mère d'une murène, et tu te feras mordre.

— C'est une loi primaire, dirait Voisenet.

Adamsberg tourna un instant dans la cour puis revint vers les marches.

— Que Richard Jarras ait été mordu enfant par une recluse, avec dix autres garçons de l'orphelinat, ce n'était sûrement pas un secret dans la famille. Danglard connaissait l'histoire de la Bande des recluses, et par cœur peut-être. Il est bien possible que Jarras ait ressassé ses souvenirs, rabâchant les noms des victimes et des persécuteurs.

— Des noms que personne n'aurait mémorisés. Mais Danglard, si.

— Et les décès d'un Claveyrolle, d'un Barral, l'ont forcément alerté. Pire : son beau-frère avait été acheteur à Sainte-Rosalie. Danglard s'est affolé, il a bâti des remparts.

— Et bloqué l'enquête.

— Et mordu.

— Froissy te l'a dit : à Sainte-Rosalie, ils achètent des anti-venins, pas des venins.

— Alors il a fallu que Jarras traite en sous-main avec les fabricants. Oui, Froissy ?

— Sainte-Rosalie commande ses anti-venins de recluse au géant Meredial-Lab, à la filiale de Pennsylvanie. Parce que les États-Unis sont la terre des recluses. Mais pas seulement les États-Unis. Le Mexique aussi.

— Meredial y a une antenne ?

— À Mexico. Si vendeur il y a, il pourrait s'agir d'un cadre comme d'un banal commis d'entreprise, peu visible, d'un transporteur, d'un magasinier, d'un manutentionnaire, enfin d'un gars, d'une femme, qui ne cracherait pas sur des ventes clandestines à bon prix. Ces boîtes emploient des milliers de gens.

— Et qui irait suspecter une vente de venin de recluses ?

— En effet. Pour en faire quoi ?

— Et Richard Jarras, dit Veyrenc, qui avait accès à l'organigramme de Meredial, a pu établir un contact et, année après année, se procurer le nombre de doses nécessaires.

— Il n'a pas pu bosser seul, Louis. Les autres sont derrière lui, ils se répartissent le boulot.

— Et comment Jarras a-t-il trouvé un fournisseur fiable ?

— Ça ne peut se faire que sur place.

— Froissy ? rappela Adamsberg, tâchez de savoir si Jarras s'est rendu aux États-Unis ou au Mexique. Cherchez sur les vingt dernières années.

— J'y vais, je reviens. Attendez-moi.

Adamsberg reprit son tour de piste dans la cour.

— Non, dit Froissy après un moment. Ni aux États-Unis, ni en aucun pays d'Amérique centrale ou latine. J'ai balayé les passeports des quatre autres, Quissol, Arjalas, Corbière et Escande. Même chose.