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— Claveyrolle est le chef, il passe d'abord, César Missoli le suit.

— Et le troisième ?

— Elle a dit qu'il avait plaqué son corps sur elle, et puis bougé. Mais qu'en réalité il n'a rien fait, et que les deux autres se sont foutus de lui.

— Haubert ou Duval, peut-être. Ils n'avaient que quinze ans. Ce sont eux, Mercadet, et on ne le prouvera pas. Et l'autre viol ?

— L'année suivante, à Nîmes aussi, Véronique Martinez, un mois avant que Missoli ne quitte l'orphelinat. Cette fois, ils ne sont que deux, et à pied. Ils ont tiré la fille dans un immeuble. Là non plus, pas moyen de remonter la piste. Et je vais vous dire, commissaire, en 1953, les flics s'en foutaient un peu, des viols. J'ai noté tout de même une petite chose. Les deux gars sentaient la graisse à vélo.

— Une de leurs bécanes peut-être, qui aurait déraillé en route.

— C'est tout ce qu'on a. Ces deux jeunes filles, Jocelyne et Véronique, contrairement à Justine Pauvel, ne connaissaient pas leurs agresseurs. Alors pourquoi les tuer plus de soixante ans après ?

— Supposez qu'un des gars soit suspecté d'un autre viol bien des années plus tard. Et que l'une ou l'autre le reconnaisse sur photo dans la presse.

— Possible.

— Mais on n'en sait rien. Avec tout le boulot que j'ai donné à Froissy, elle n'a pas eu le temps de parcourir les casiers judiciaires des blaps.

— Pourquoi vous n'avez pas partagé ?

— C'était avant la réunion de ce matin, lieutenant. Je ne savais pas si vous alliez suivre.

— La conspiration des recluses, dit Mercadet en souriant. Vous et Veyrenc, puis Voisenet. Je sais où elle s'achevait le soir. À La Garbure.

— Vous me surveilliez, lieutenant ?

— L'ambiance ne me plaisait pas ici. Je vous enviais.

— Quoi ? La garbure ou la conspiration ?

— Les deux.

— Vous aimez la garbure ?

— Jamais goûté.

— C'est une soupe de pauvres. Faut aimer le chou, c'est sûr.

Mercadet eut une légère grimace.

— Cela dit, reprit-il, même si j'ai trouvé brillant l'exposé de Voisenet sur les fluides venimeux, je ne peux pas croire qu'une femme violée songe à tuer avec du venin de recluse. Avec du venin de vipère, pourquoi pas ? L'image du serpent qui se dresse, la pénétration du fluide ennemi, on pourrait le comprendre, à la rigueur. Et avec un serpent, l'extraction est réalisable. Mais utiliser du venin de recluse, non, je ne vois vraiment pas.

— Moi non plus, reconnut Adamsberg. Mais contrôlez tout de même si, parmi les femmes que vous repérerez, vous trouvez une biologiste, ou une zoologue. Ou une femme employée à l'hôpital Sainte-Rosalie de Marseille. Un des mordus de l'orphelinat y a travaillé vingt-huit ans comme acheteur. C'est notre seule piste valable, et elle n'est pas fameuse.

— Lequel est-ce ?

— Richard Jarras. Pas un mot là-dessus, lieutenant. Retancourt est dessus. Voisenet est sur les trois autres, dans le Vaucluse. Surveillance en trois-huit jusqu'à ce que l'un d'eux bouge.

— Et si l'assassin n'attaque que dans un mois ?

— Eh bien ils resteront un mois.

— C'est usant, des planques pareilles, dit Mercadet en soufflant. Je ne parle pas pour Retancourt bien sûr.

Mercadet était de toute façon exempté de toute mission de surveillance. Placer en planque un gars qui s'endormait toutes les trois heures était impraticable.

— En quoi la piste Jarras est-elle valable, mais pas fameuse ?

— Le CAP de Marseille commande ses anti-venins à Meredial-Lab, à l'antenne de Pennsylvanie. Ou à celle de Mexico.

— Et c'est là que sont les venins.

— Mais Jarras n'a jamais mis les pieds en Amérique.

— Ce n'est pas bon.

— C'est même fluet, dirait Froissy.

— À propos de quoi ?

— Du merle mâle.

— Il a pu utiliser un faux passeport. Pas le merle. Jarras.

— Et comment le savoir ?

— Aux archives de stockage des faux, tout d'abord.

— Il y en a des milliers, lieutenant.

— Et par sa photo ? proposa Mercadet, que les amples recherches n'impressionnaient pas.

Comme Froissy, explorer les millions de chemins du net était une promenade qu'il effectuait à grande vitesse, employant tous les biais, chemins de traverse et raccourcis, tel un fugitif excellant à couper à travers champs sous les barbelés. Il aimait cela. Et plus la tâche était colossale, plus il l'aimait.

Adamsberg ferma la porte de son bureau pour passer ses appels. Avec le départ de cinq lieutenants et dix brigadiers, les locaux étaient silencieux. Même si Danglard restait confiné dans son antre, Adamsberg ne souhaitait pas qu'il l'entende chercher du venin aux quatre coins de Paris.

Après presque une heure d'efforts, le temps que les services administratifs finissent, de poste en poste, par lui passer une personne compétente, Adamsberg rejoignit Mercadet.

— Rien, dit-il en jetant son portable sur la table, comme si l'appareil n'avait pas été à la hauteur de l'enjeu.

— Vous allez péter la vitre du téléphone, à le traiter comme cela.

— Elle est déjà fêlée, c'est celui du chat. J'ai voulu vérifier ailleurs : pas de venin de recluse au Muséum, rien non plus à l'Institut Pasteur ni à Grenoble.

— De mon côté, j'ai opéré une petite enquête sur le territoire, sur les vingt dernières années : on n'a jamais eu vent d'un laboratoire clandestin de venin d'araignée, ni même de serpent. Qui s'amuserait à recueillir du venin de recluse ? ajouta-t-il en repoussant son clavier.

Adamsberg s'assit un peu pesamment, passant et repassant ses doigts entre ses cheveux. Un geste habituel chez lui, soit pour se coiffer, ce qui n'aboutissait à rien, soit pour chasser quelque fatigue. Et il y avait de quoi, pensa Mercadet : trois vieux assassinés, cinq suspects parmi les petits gars de l'orphelinat, outre les femmes violées dont la majorité resterait inconnue. Sans compter que le moyen employé pour tuer leur échappait toujours.

— Retancourt et Voisenet sont sur eux, répéta Adamsberg. Un jour ou l'autre, l'un d'eux fera mouvement. Ce soir, demain.

— Commissaire, si vous alliez vous reposer ? Sur les coussins ? Merde, dit-il en se levant, l'évocation des coussins ayant entraîné celle de la salle à boissons et, partant, celle de la gamelle à remplir.

— Une idée, lieutenant ?

— Le chat, c'est l'heure de sa bouffe. Imaginez Retancourt à son retour, découvrant que La Boule a maigri.

— Il a de la marge.

— Même, dit-il en allant chercher une boîte de pâtée dans le tiroir du lieutenant. Je ne peux pas manquer l'heure de sa gamelle du soir. J'ai déjà du retard.

Quelle que soit sa faim, et quel que soit son mécontentement de ne pas voir arriver son dîner à l'heure, pour rien au monde le chat ne se serait déplacé — sept mètres à parcourir — pour réclamer sa pitance. Il attendait posément qu'on vienne le chercher sur la photocopieuse.

Mercadet passa avec La Boule pliée en deux sur son bras et grimpa à l'étage jusqu'à la petite pièce réservée au distributeur à boissons, à la gamelle, et aux trois coussins bleus.

Froissy venait vers eux, un peu de rose aux joues, suivie de Veyrenc, quand Mercadet redescendit avec le chat nourri et ronronnant, qu'il reposa avec douceur sur la machine. Cette photocopieuse n'était plus en fonction, sauf urgence, puisqu'elle servait de lit pour l'animal. Mais on la laissait branchée afin que son capot restât tiède. L'espace d'un instant, Adamsberg trouva la vie de la Brigade très compliquée. Est-ce qu'il avait trop laissé filer les brides ? Laissé traîner les revues d'ichtyologie sur le bureau de Voisenet, laissé le chat organiser son territoire, laissé un lit pour Mercadet, laissé Froissy emplir une armoire de réserves alimentaires, disponibles en cas de guerre, laissé Mordent à sa passion des contes de fées, laissé Danglard à une érudition envahissante, laissé Noël couver son sexisme et son homophobie ? Laissé son propre esprit ouvert à tous les vents ?