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Il repassa ses doigts dans ses cheveux, regardant Froissy s'approcher un dossier à la main, suivie de Veyrenc.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il d'une voix qu'il trouva lui-même un peu éteinte.

— Veyrenc se posait des questions.

— Tant mieux, Louis. Parce que moi, ce soir, le vent siffle entre mes oreilles. Il m'humidifie.

— Si bien que j'ai fouillé sur les agresseurs de l'orphelinat déjà décédés, poursuivit Froissy. Vous vous souvenez ? Ceux qui sont morts bien avant l'attaque des recluses ?

— Oui, dit Adamsberg. Les quatre autres.

— César Missoli, Denis Haubert, Colin Duval et Victor Ménard, énuméra Froissy. Veyrenc pensait qu'il n'était pas logique, si les hommes mordus avaient décidé de se venger de la bande, qu'ils aient laissé ces quatre-là mourir de leur belle mort.

— Une vengeance est complète ou n'est pas, dit Veyrenc.

— Et donc ? demanda Adamsberg en redressant la tête.

— César Missoli est mort d'une balle dans le dos, devant sa villa de Beaulieu-sur-Mer, Alpes-Maritimes. L'enquête n'a pas abouti. Comme il roulait dans les milieux mafieux d'Antibes, on a conclu à un règlement de comptes.

— Quand, lieutenant ?

— En 1996. Denis Haubert, deux ans plus tard, est tombé de son toit en réparation. Le cran de sûreté de l'échelle télescopique était mal fixé. Classé accident domestique.

Adamsberg commença à tourner en rond dans la salle, mains dans le dos. Il alluma une des dernières cigarettes de Zerk, à moitié vidée de son tabac. Il allait falloir qu'il en rachète bientôt à son fils afin de pouvoir lui en voler quelques autres. Il n'aimait pas cette marque, trop âpre, mais enfin, à cigarette volée on ne regarde pas les dents. Veyrenc souriait, appuyé à la table de Kernorkian, bras croisés.

— Puis passent trois ans, enchaîna Froissy. C'est le tour de Victor Ménard, en 2001. Un garagiste épris de grosses cylindrées. À l'époque, il avait une 630 cm3, qu'il conduisait à vitesse maximale. Très lourd sur une route glissante.

— Glissante ?

— Couverte d'huile de moteur, précisa Froissy, sur une portion de quatre mètres de longueur en plein virage. Dérapage à 137 km/h. Fracture des cervicales, enfoncement du frein dans le foie, il décède. Accident bien sûr. Enfin, Colin Duval, un an plus tard, on arrive en 2002. Un cueilleur de champignons du dimanche, dans les Alpes-Maritimes aussi, il connaît les bons coins. C'est un expert qui coupe les pieds en fines lamelles et les met à sécher, suspendus sur une ficelle au-dehors, par temps sec. Il vit seul et cuisine seul. Par une semaine de novembre, bien après ses cueillettes, il ressent de violents malaises digestifs. Il ne s'alarme pas, il connaît ses bolets. Deux jours après, c'est la rémission, rassurante. Puis la rechute, et en trois jours, malgré une hospitalisation, il décède d'une atteinte hépatique et rénale. Les analyses ont révélé la présence des toxines alpha et bêta-amanitines, les tueuses de l'amanite phalloïde. Elles peuvent avoir le pied clair et le chapeau assez plat, comme certains bolets, il est assez simple de les mêler au panier de la cueillette. Mais beaucoup plus sûr d'ajouter des lamelles sur la ficelle de séchage. Il faut savoir, dit Froissy en consultant ses notes, qu'une moitié de chapeau d'amanite phalloïde est mortel.

— Trois morts qui pourraient être des accidents, et un règlement de comptes, résuma Veyrenc, si nous ne savions pas, nous, que ces gars avaient appartenu à la Bande des recluses. Donc ce ne sont pas des coïncidences, ce ne sont pas des accidents. Ce sont des meurtres.

— Tir à la cible et parfait, dit Adamsberg. Ce qui signifie que les victimes des recluses n'ont pas attendu soixante-dix ans pour tuer, comme on le croyait.

— Mais soudain, dit Mercadet, ils s'interrompent. Les meurtres cessent. Alors qu'ils ont déjà éliminé quatre blaps, que tout marche à merveille, que nul ne les soupçonne. Et qui le pourrait ? Mais non, ils s'arrêtent pendant quatorze années, avant de recommencer, le mois dernier, avec un système infiniment compliqué et qu'on ne connaît pas.

— Très longue période de latence, dit Adamsberg.

— Et pourquoi ? dit Froissy.

— Eh bien, lieutenant, pour mettre au point ce nouveau système infiniment compliqué et qu'on ne connaît pas.

Froissy secoua la tête.

— Si, Froissy, reprit Adamsberg. Quelque chose ne les a pas satisfaits, au bout du compte, dans leur manière de les tuer. Rappelez-vous : œil pour œil, dent pour dent. C'est essentiel, cette similitude, cette équation vieille comme le monde.

— Et l'équation boitait, dit Veyrenc. Certes les quatre premiers gars sont morts, mais quand l'ennemi vous arrache un œil, la vengeance est médiocre si vous lui tranchez les oreilles. Venin de recluse contre venin de recluse.

— Et pendant ces quatorze ans, ils cherchent un moyen d'en accumuler assez pour leur en injecter ?

— Ça doit être cela, dit Adamsberg. Ou bien rien ne tient debout.

— Et pour ce faire, Jarras mise au hasard sur un contact à Mexico ? demanda Froissy.

— N'enfoncez pas le couteau dans la plaie, lieutenant. D'une manière ou d'une autre, ils ont réussi.

— Et en quatorze ans, dit Veyrenc, ils ont amassé assez de venin pour tuer déjà trois hommes. Et sans doute encore pour en tuer trois autres.

— Le venin, ça se conserve ?

— J'ai regardé cela, dit Veyrenc. Parfois quatre-vingts ans pour certaines espèces, mais le mieux est la congélation. Je parle des serpents. Je ne sais pas pour la recluse.

— On ne sait jamais rien sur les recluses, dit Mercadet dans un soupir. C'est normal, elles n'emmerdent personne.

Le commissaire étendit les bras, satisfait. Le souffle du vent avait cessé de balayer ses pensées.

— Garbure ? proposa Veyrenc.

L'intérêt que Veyrenc portait à cette Estelle était plus net qu'il ne l'avait pensé, estima Adamsberg. Avec cette invitation lancée de manière légère, il était clair que le lieutenant ne souhaitait pas se présenter seul mais estomper sa présence. La veille, Estelle avait montré quelque réserve.

— J'en suis, dit-il, quand il aurait préféré, après ces jours difficiles, étendre ses jambes devant sa cheminée, et tenter de penser. Au moins de relire son carnet.

— De même, approuva Mercadet, qui éteignit sa machine.

— C'est bon, la garbure ? demanda Froissy, soucieuse de l'agrément des aliments.

— Excellent, dit Veyrenc.

— Enfin, modéra Adamsberg, il faut aimer le chou.

XXIV

Mercadet et Froissy avaient jeté un œil sur la soupière apportée pour Adamsberg et Veyrenc et, après cet examen, avaient opté pour la « poule au pot façon Henri IV ». Les nuées s'était allégées depuis la découverte de Veyrenc sur les quatre autres victimes de la Bande des mordus, qui menait son combat contre la Bande des recluses depuis vingt années. Les choses se mettaient enfin en place. Les éléments chronologiques, les composants psychologiques et les énigmes techniques prenaient position, en leurs lieux adéquats. Le malaise ressenti au simple son du mot « recluse » s'était évanoui. Il n'y avait plus qu'à attendre la fin des missions Retancourt et Voisenet, le terme était proche. Et pour une fois, c'est lui qui emplit avec plaisir les verres de madiran.