— Je n'en sais rien, j'y vais.
— Attendez, commissaire. Vous avez dit quoi, comme nom ?
— Vessac.
— Pas un Olivier Vessac tout de même ?
— Si.
— Sainte Mère de Dieu. Et sa dame de compagnie, c'est une Élisabeth Bonpain ?
— Oui.
— Qui est en fait sa dame de compagnie, et sa dame. Vous me suivez ?
— Oui. Je l'ai vue, j'avais saisi cela. Elle est dévastée de chagrin.
— Sainte Mère, Élisabeth.
— Vous la connaissez ?
— Mais c'est une amie, commissaire. La femme la plus gentille du monde, gentille à pleurer. Je l'ai rencontrée il y a quoi ? Onze ans. J'étais partie en posture antalgique à Rochefort. C'est là qu'on s'est connues. Je suis même restée une semaine entière tellement on s'entendait comme larrons en foire, pardon, excusez-moi, comme les deux doigts de la main.
— Et vous, Irène, vous seriez capable de savoir si elle ment ?
— Vous voulez dire, si elle raconte que y avait personne alors qu'il y avait quelqu'un ? Et pourquoi ils protégeraient un assassin ?
— Pour qu'on ne connaisse pas son passé ? Et pourtant, il me l'a avoué. Mais je n'étais pas en interrogatoire officiel. Cela ne valait rien, il le savait.
— Ah, peut-être que oui. Ce que je saurais, c'est faire dire la vérité à Élisabeth. On ne se cache rien.
— Alors venez.
— De Bourges ?
— Eh bien quoi ? Cinq heures de route antalgique, cela vous effraie ?
— C'est pas ça, commissaire, au contraire. C'est ma colocataire. Je vous ai dit, ça, que j'ai une colocataire ? Louise, elle s'appelle. Pour vous dire, elle est un peu, comment expliquer ça, un peu timbrée. Très timbrée, même. Et, avec les recluses, elles ne s'entendent plus du tout. Elle ne parle que de ça, les recluses, les recluses. Si bien qu'avec tout ce qui se passe, quand je ne suis pas là, elle s'affole, elle en voit partout.
— Élisabeth est votre amie, et hormis le fait de savoir si elle dit vrai ou non, son Olivier va mourir dans deux jours. Je vous l'ai dit, elle est désespérée. Elle va avoir besoin de vous.
— Là je comprends, commissaire. Que la Louise se débrouille avec les araignées. J'arrive.
— Merci. Où se retrouve-t-on ? Il y a un restaurant à Saint-Porchaire ?
— Le Rossignol. C'est pas cher et ils ont des chambres. Je pourrai dormir là. J'appelle Élisabeth.
— On se rejoint là-bas vers 14 h 30. Roulez, Irène.
Ils arrivaient en vue de Saint-Porchaire quand Mercadet appela.
— On a un autre mordu, dit aussitôt Adamsberg. Olivier Vessac.
— Un des salauds.
— Oui, lieutenant. Un salaud repenti, mais pas un violeur. Un complice.
— Pas un violeur ? Vous le croyez parce qu'il vous le dit ?
— C'est cela.
— Pourquoi ?
— Je ne peux pas l'expliquer, Mercadet. J'ai donné ma parole d'homme.
— Alors c'est autre chose, dit le lieutenant. J'en ai un autre aussi, moi.
— De quoi ?
— De violeur. En 1967. Et ce coup-ci, j'ai les noms. Claveyrolle, Barral, toujours notre tandem de choc, et Roger Torrailles. Une femme de trente-deux ans, à Orange.
— Bravo, lieutenant. Ils ont pris combien de taule ?
— Zéro, il y a eu vice de procédure. Et donc pas de procès. C'est pour cela que j'ai eu du mal à mettre la main dessus.
— Quel vice ?
— Ces crétins de flics ont forcé les aveux sans avocat. Ils avaient le témoignage de la femme, Jeannette Brazac, ils ont foncé bille en tête. Avec violences, en sus. Après, pour le procès, c'était foutu. Et Jeannette Brazac, elle s'est suicidée huit mois après.
— T'as entendu, Louis ? dit Adamsberg en raccrochant. C'était bien une foutue bande de violeurs. Et en 67, la femme en est morte.
— Blaps ou violeurs, il faut protéger les deux derniers.
Veyrenc freina sur la place de Saint-Porchaire, alors qu'Adamsberg tentait d'appeler Mordent.
— Roule encore, la maison est au 3, rue des Oies-folles.
— Ça existe, des oies folles ?
— Sûrement. Tu dis que tout le monde est névrosé.
— Mais je ne sais pas pour les oies.
— Mordent ? Adamsberg. Olivier Vessac est en train d'agoniser à l'hôpital de Rochefort.
— Merde. Vous y êtes ?
— J'en sors. Commandant, j'ai besoin d'une protection serrée sur les deux derniers. Appelez les gendarmeries de Senonches et de Lédignan, et demandez-leur d'y affecter des hommes. Dites simplement qu'on les croit menacés. Que les gars soient en tenue, on doit voir qu'ils sont flics.
— Et si Torrailles et Lambertin refusent ?
— Croyez-moi, Mordent, avec sept des leurs assassinés et Vessac qui va mourir, ils accepteront.
Veyrenc freina devant le 3, rue des Oies-folles. Les deux hommes repérèrent les lieux, le chemin de terre, la portion de forêt, la lourde porte en bois de la maison. Pas de tas de bûches à proximité. Veyrenc parcourut lentement la courte distance entre la porte et la voiture garée sur le bas-côté.
— Pas de doute, dit-il, on voit bien les pas de Vessac et d'Élisabeth écrasant l'herbe humide, mais pas de troisième homme derrière eux. Et aucune trace d'un gars s'approchant d'eux par l'autre côté.
— Ici non plus, dit Adamsberg en s'accroupissant devant la porte, passant sa main à travers le haut des herbes. Ils n'étaient que deux.
Il aimait l'herbe. C'est cela qu'il faudrait faire dans le petit jardin qu'il partageait avec Lucio. Creuser le terrain sur cinquante centimètres de fond, arracher la rocaille de Paris, emplir d'humus et faire pousser. Lucio serait content.
Lucio. Gratte cette recluse, mon gars, gratte jusqu'au sang.
Je ne veux plus, Lucio. Laisse-moi fuir.
T'as pas le choix, mon gars.
Adamsberg sentit sa nuque se tendre à nouveau, sa gorge se nouer, en même temps que, soudainement, il pensait à sa mère. Un fugace vertige l'obligea à poser sa main au sol.
— Merde, Jean-Baptiste, n'abîme pas les traces.
— Excuse-moi.
— Tu vas bien ? demanda Veyrenc en avisant le visage terni de son ami.
Pour un Béarnais à la peau tannée comme l'était Adamsberg, la pâleur était chose rare.
— Très bien.
Je ne veux plus, Lucio.
Adamsberg continuait de passer mécaniquement ses doigts dans le haut des herbes.
— Ça, Louis, dit-il en lui tendant une bricole invisible entre le pouce et l'index.
— Un petit morceau de fil de nylon, dit Veyrenc. Vingt centimètres. Les gars doivent pêcher, dans le coin.
— Les gars pêchent partout. Mais il était enchevêtré dans cette ortie.
— Ce n'est pas cela qui a mordu Vessac.
— Va tout de même prendre un sac plastique dans la voiture, j'ai peur de le laisser tomber.
Adamsberg et Veyrenc cherchèrent encore un quart d'heure parmi les herbes et sur le chemin, tout et n'importe quoi, sans trouver ni tout, ni n'importe quoi, hormis ce petit fragment de fil à pêche. Ils remontèrent en voiture, Adamsberg au volant cette fois, déçus. Vessac et sa « dame » avaient été seuls en effet, selon toute apparence.
— T'as envie de quoi ? demanda Veyrenc, surveillant toujours son ami du regard.
— On n'a rien avalé depuis hier. On va dans ce Rossignol, on se taille un petit-déjeuner à la Froissy et on attend Irène. Élisabeth Bonpain supportera bien mieux l'interrogatoire avec elle.
— J'approuve.
— Où as-tu rangé le sachet plastique ?
— Dans la mallette. Tu as si peur de le perdre ?
Adamsberg haussa les épaules.
— On n'a que ça, dit-il.
— C'est-à-dire rien.
— Voilà.