Adamsberg remit la machine en pause. Froissy attendait, élégante, droite et mince. Compte-tenu de la quantité d'aliments qu'elle avalait — en toute discrétion pensait-elle —, mue par une indomptable terreur de manquer, la perfection de sa silhouette demeurait une énigme.
— Lieutenant, lui dit Adamsberg, faites-moi une capture des fichiers consultés par Voisenet durant ces trois dernières semaines. Ceux concernant une araignée.
— Quelle araignée ?
— La recluse. Ou la recluse violoniste. Vous la connaissez ?
— Pas du tout.
— Les araignées, ce n'est pas son domaine de recherche. Il nous a assez entretenus des corneilles mantelées, des crottes de loirs et des poissons, cela va sans dire. Mais des araignées, jamais. J'aimerais savoir où s'en va notre lieutenant.
— Ce n'est pas très propre de fouiller dans l'ordinateur d'un collègue.
— Pas très. Mais je voudrais voir ça. Vous pouvez me transférer ses dossiers sur mon poste ?
— Bien sûr.
— Parfait, Froissy. Et ne laissez pas de traces.
— Je ne laisse jamais de traces. Et que dois-je répondre aux collègues qui me demanderont ce que je fabrique sur le poste de Voisenet ?
— Dites qu'il vous a signalé un bug. Vous profitez de son absence pour arranger cela.
— Il pue drôlement son bureau.
— Je sais, Froissy, je sais.
III
Cette fois, Adamsberg parvint à se concentrer sur les interrogatoires du prolétaire Nassim Bouzid et du hautain maître Carvin. Il se repassa plusieurs fois certains passages où l'avocat s'employait, sans gêne aucune, à imposer sa supériorité et son cynisme. Sa « stratégie », avait dit Mordent, mais surtout son tempérament. Adamsberg pensait que le commandant se trompait sur la nature exacte de cette stratégie.
Mordent : Vos comptes bancaires affichent une réserve de quatre millions deux cent soixante-seize mille euros. Vous en étiez loin, il y a seulement sept ans.
Carvin : Vous avez entendu parler du retour en masse des exilés fiscaux ? S'évertuant à négocier au mieux leur redressement d'impôt avec l'État ? C'est une manne pour les avocats, croyez-moi. Encore faut-il avoir les compétences. En droit bien sûr, mais surtout en les ruses du droit. L'esprit et la lettre de la loi, vous connaissez ? Je favorise l'esprit, dans son infinie souplesse.
Voisenet : …
Carvin : Mais je ne saisis pas le lien avec la mort de ma femme.
Mordent : Eh bien, je me demande pourquoi, avec une telle somme, vous persistez à louer ce trois-pièces en rez-de-chaussée dans la triste impasse des Bourgeons.
Carvin : Quelle importance ? Je passe mes jours au cabinet, week-ends compris. Je rentre tard et je dors.
Voisenet : Vous dînez chez vous ?
Carvin : Rarement. Ma femme est bonne cuisinière, mais il est nécessaire de cultiver son réseau. Le réseau est le jardin.
— Grosse allusion à Voltaire, murmura Danglard, qui s'était glissé derrière Adamsberg. Comme si ce fat avait quelque autorité à le citer.
— Imbuvable, dit Adamsberg.
— Mais il parvient à démonter Voisenet.
Voisenet : …
Carvin : Laissez tomber, lieutenant. Je compte toujours que vous m'exposiez le lien avec la mort de ma femme.
Mordent : Et vous avez « failli attendre ».
On vit Carvin hausser les épaules. Danglard grimaça.
— Bien essayé, dit-il, mais mal placé. Ils sont largués tous les deux.
— Pourquoi n'avez-vous pas pris leur place, Danglard ?
— Je souhaitais que Carvin développe devant nous l'éventail de sa tactique d'écrasement. Des flics, et de sa femme peut-être. Qu'il expose ainsi sa possible violence cachée. Mais je saisis mal son but. Humilier les flics ne l'aidera pas à se les mettre en poche, au contraire.
— Il ne les humilie pas, Danglard, il les domine. C'est bien autre chose. Notre zoologue Voisenet vous dirait que la meute des flics obéira tête basse aux volontés du mâle dominant, Carvin. Puisque Carvin a vaincu le mâle dominant de la Brigade — le commandant Mordent, hiérarchiquement parlant. Vous ne pouvez pas être sensible aux attaques de Carvin, car vous êtes vous-même un mâle dominant.
— Moi ? dit Danglard.
— Já[11], dit Adamsberg.
Et Danglard s'arrêta là, troublé, lui qui percevait sa vie comme un enchaînement d'angoisses et d'impuissances, ses cinq enfants exceptés.
— Vous avez sans doute fait une erreur en ne prenant pas la main dans cet interrogatoire, Danglard. Vous auriez balayé l'avocat, et la Brigade se serait sentie plus forte. Ils ont tous beau le prendre de haut, dire qu'il est « imbuvable » — ce qui est vrai —, ils sont partiellement soumis. Et donc peu capables de bien raisonner, en ce qui concerne l'auteur de ce meurtre.
— Ce n'est pas être un dominant que de savoir citer çà et là un peu de Voltaire ou de Nietzsche.
— Tout dépend du contexte. Ici, il mise sur le fait qu'une brigade policière n'est pas exactement un lieu de bouillonnement culturel. C'est donc avec cette arme qu'il nous affronte, il frappe au point faible. Bon sang, vous auriez dû aller au combat, Danglard.
— Désolé, je n'ai pas vu les choses ainsi.
— Il n'est pas encore trop tard.
Mordent : Mais votre femme, elle, passait chez elle tous ses soirs et matins. Depuis combien d'années ?
Carvin : Plus de quinze ans.
Mordent : Vous n'avez jamais envisagé de lui offrir un espace plus ensoleillé, dans un quartier moins désert quand elle rentrait à la nuit ?
Carvin : Commandant, on ne décolle pas une bernique de son rocher.
Mordent : C'est-à-dire ?
Carvin : Si j'avais commis l'erreur d'arracher ma femme de ce lieu, j'aurais tranché ses racines aussi sûrement qu'à la hache. C'est pour elle que je conservais cet appartement. Elle aurait perdu tout repère psychosocial sous des plafonds haussmanniens.
Voisenet : Vous ne croyez pas à la puissance de l'adaptation ? Qui est une des définitions de l'intelligence ?
— Voisenet tente de remonter au filet, dit Adamsberg. Il est sur son terrain : les bestioles.
— Et ça ne va faire aucun effet.
— J'ai vu. Cela fait deux fois que je regarde ce passage.
Carvin : Ma femme n'était pas intelligente, lieutenant.
Mordent : Et pourquoi l'avez-vous épousée ?
Carvin : Pour son rire, commandant. Je n'ai pas de rire. Et ce rire, régénérant, attirait tout un chacun, et même l'Arabe. Ce n'était pas un rire grossier, en torrent, en cascade, c'était un semis de rires en gouttes, un Seurat, si vous voulez.
Mordent : …
Carvin : Et ce rire va me manquer.
Voisenet : Moins que les deux millions qu'elle aurait emportés en cas de divorce.
Carvin : Le rire vital ne se chiffre pas. Même divorcé — et nous n'en étions pas là —, j'aurais continué d'aller y puiser ma ration.