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— Cinq ? Elle en a vu cinq ?

— Elle les imagine, commissaire. Demain il y en aura dix, après-demain, trente. Il faut que je rentre avant de la retrouver perchée sur une chaise, avec trois cents recluses autour d'elle. Elle perd la tête, voilà tout. C'est le problème, avec les forums, on parle on parle, tout le monde discute et s'étripe, et certains tournent cinglés. Et j'ai pas de chance, c'est ma colocataire.

— Quel âge a-t-elle ?

— Soixante-treize ans.

— J'aimerais bien la connaître, dit Adamsberg d'une voix évasive.

— Ben pour quoi faire ? Dans votre métier, vous avez votre dose de cinglés, non ?

— J'aimerais voir comment la recluse, par ces temps, rend des gens cinglés. Oui, cela m'intéresserait.

— Ah, c'est autre chose. Si vous voulez l'observer dérailler, je vous la confie avec plaisir. On fera semblant d'écraser les araignées ensemble. Il en a pour combien, Olivier ?

— Deux jours au mieux.

Irène secoua la tête avec une moue, fataliste.

— Après les obsèques, je proposerai à Élisabeth de venir chez moi. J'ai une chambre, je pourrai m'occuper d'elle.

— Dites-lui au revoir pour nous, dit Adamsberg en lui posant la main sur l'épaule. Saluez-la bien.

— Dites, commissaire, sans vous choquer, ça vous ennuierait de me donner une cigarette ? Je ne fume pas. Mais avec tout ce qui se passe.

— Je vous en prie, dit Adamsberg en lui en tendant trois. Mon fils vous les offre.

Ils regardèrent Irène Royer rentrer au Rossignol. Adamsberg restait planté sur le trottoir, répartissant en deux moitiés les cigarettes de Zerk dans les poches de sa veste.

— Je n'aime pas les paquets, expliqua-t-il à Veyrenc.

— Fais comme tu veux.

— Louis, je ne rentre pas.

— Où vas-tu ? Rechercher la vue dans les brumes d'Islande ?

— Mon frère Raphaël habite à présent l'île de Ré, je ne l'ai pas vu depuis longtemps. Dépose-moi à Rochefort, de là, j'ai un car jusqu'à La Rochelle. Je rentrerai demain.

Veyrenc acquiesça. Son frère et la mer, à portée de main. Bien sûr. Mais il y avait autre chose. Veyrenc n'avait pas le talent de « voir dans les brumes » — et qui l'avait ? — , mais il lisait vite dans les yeux d'Adamsberg.

— Je te conduis à l'île de Ré. Et je m'en vais aussitôt.

— Sois prudent sur la route. Tu n'as pas beaucoup dormi, tiens-en compte. Nous ne sommes pas Retancourt.

— Évidemment non.

— Demande aux gendarmes de Courthézon de nous alerter dès que Jean Escande revient chez lui. Qu'ils ne nous appellent pas à la Brigade. Je veux dire : qu'ils n'appellent pas Danglard. Toi ou moi.

— Compris.

— Ce soir, tu devrais t'avaler une garbure et filer dormir.

Les deux Béarnais échangèrent un regard fugace avant de monter en voiture.

XXVII

Deux heures plus tard, Adamsberg avançait lentement sur une longue plage de sable sec, pieds nus, chaussures à la main, sac à l'épaule. De loin, il apercevait la silhouette de son frère, assis sur la terrasse d'une étroite bâtisse blanche. Leur mère préférait croire en une villa de bord de mer, et il ne la détromperait pas.

Il eût été impossible à quiconque d'identifier Adamsberg à une si grande distance. Mais Raphaël tourna les yeux, aperçut cet homme qui marchait et se leva aussitôt. Il avança vers lui, déterminé, et presque aussi lent que lui.

— Jean-Baptiste, dit-il seulement, après qu'ils se furent serrés dans les bras.

— Raphaël.

— Viens boire un verre. Tu dînes ou tu disparais ?

— Je dîne. Je dors.

Après ce seul échange, les deux frères, qui se ressemblaient singulièrement, remontèrent jusqu'à la maison sans un mot. Le silence ne les avait jamais gênés, comme tous ceux qui sont quasi jumeaux.

Adamsberg décida de n'aborder le sujet qui le tourmentait qu'à la fin du dîner, pris dehors, sous les cris des mouettes, avec deux bougies sur la table. Bien qu'il sût que Raphaël avait bien sûr perçu son inquiétude et attendait qu'il fût prêt. Ils se déchiffraient sans même devoir y réfléchir, et pour un peu, femmes exceptées, ils se seraient suffi à eux-mêmes. Ce pourquoi ils se voyaient peu.

Adamsberg alluma une cigarette dans la nuit et commença d'exposer à son frère la totalité des faits survenus depuis le début de l'enquête, ce qui n'était pas simple pour lui, n'étant doué ni pour la chronologie ni pour la synthèse. Il s'interrompit après vingt minutes.

— Je t'assomme sans doute, dit-il. Mais je dois tout te dire sans rien omettre. Ce n'est pas pour te raconter ma vie de flic.

— Un désarroi, Jean-Baptiste ? C'est cela que tu as ?

— Plus mauvais que cela. Avec cette foutue araignée. Et c'est pire quand je pense à notre mère. Une sorte d'effroi.

— Quel rapport ?

— Aucun. C'est ainsi, c'est tout. Laisse-moi poursuivre, je ne dois t'épargner aucun détail de cette semaine passée, aucun geste, aucune parole, pour le cas où l'effroi résiderait, suppose, coincé entre deux lames de parquet, ou bien au fond de l'armoire de Froissy, ou bien dans la gueule de la murène, ou dans une fleur de tilleul, ou dans un grain de poussière logé sous ma paupière, et que je n'aurais pas vu.

Raphaël n'avait pas la nonchalance de son frère, il était homme plus terrestre, plus instruit aussi, mieux réglé sur le monde concret, quelque rebutantes que fussent pour lui l'ordonnance de ce monde et sa progression. Raphaël n'était pas Jean-Baptiste. Mais il avait un don que ne possédait nul autre : il était capable de se mettre à la place de son frère, de se glisser dans sa peau jusqu'au bout de ses ongles, réalisant une presque incarnation, tout en conservant ses pleines capacités d'observation.

Adamsberg prit encore plus d'une heure pour achever le récit des grands et dérisoires événements qui avaient rythmé sa chasse au tueur. Puis il fit une pause, alluma une autre cigarette de Zerk.

— Tu fumes cela ? J'ai meilleur si tu veux.

— Non, c'est à Zerk. Il est resté en Islande.

— Je vois. Veux-tu un verre de madiran ? J'en fais venir. Ou crains-tu que cela ne te brouille les idées ?

— Je n'ai plus d'idées, Raphaël, et tout est déjà brouillé. Alors va pour un verre. Il nous reste donc un seul homme en vadrouille, ce Jean Escande. Tu as bien capté cela ?

— J'ai tout capté, l'assura Raphaël, du ton d'un homme qui prononce une phrase inutile.

— Toutes les flèches pointent dans sa direction. Tout l'indique, en logique ultime, pour être le meurtrier de Vessac. Les hommes de la Bande des mordus se sont sans doute relayés tour à tour dans leur œuvre d'extermination de leurs tortionnaires. Tout est parfait, tout est en place, la Bande des mordus a lancé son venin contre la Bande des recluses. Et pourtant, je rate quelque chose, je dois pousser ailleurs, ici ou là, je ne sais pas. Et je ne sais pas car je ne vois pas. Et je ne vois pas parce que je ne supporte plus cette recluse, je ne tolère plus son simple nom, je ne veux plus l'entendre. Elle me dévore sur place, elle m'a nécrosé.

— Si bien que te voilà immobile, pris dans sa toile. Et que l'enquête s'en ira sans toi, conclut Raphaël, en servant du madiran à son frère.

— Et me laissera seul, avec ce que je ne t'ai pas encore dit.

— L'effroi. Tu en as parlé.

Avec difficulté, butant sur les mots ou les évitant, Adamsberg décrivit à son frère le mal-être croissant dans lequel le plongeait la recluse, depuis l'instant où il avait lu son nom sur l'écran de Voisenet jusqu'à cet après-midi où, après avoir pris des nouvelles de leur mère, il s'était effondré sur le talus, ankylosé, puis avait dû courir, courir pour fuir.