— Donc, dit Raphaël quand son frère en eut terminé, tu ne te souviens de rien ?
— Ce n'est pas ce que je t'ai dit. J'ai dit : je ne vois plus rien, et j'ai les mains vides.
— Et moi je te demande : tu ne te souviens de rien ? Quand tu parles du « spectre » sans même savoir ce que tu veux bien vouloir dire, tu ne te souviens de rien ? D'aucune image ? Quel spectre, Jean-Baptiste ? Depuis quand aurais-tu vu un spectre ?
— Jamais.
— Oublier, pourquoi pas ? enchaîna Raphaël, de la même voix aux tonalités basses et douces que son frère, alors que sa propre voix était plus vive. Sauf lorsque quelque chose refuse à tout prix d'être oublié. Alors c'est la guerre. Et cela fait mal jusqu'à tomber sur un talus de forêt, jusqu'à cavaler sur les sentiers sans sentir les branches. Tu as les joues balafrées.
— Ce sont les noisetiers.
— Tu n'as pas perdu la vue, Jean-Baptiste.
Et cette fois, Raphaël était bel et bien entré dans les replis de l'esprit de son frère. Il frotta sa propre nuque, comme s'il y balayait quelque raideur.
— Je te dis, Raphaël, que je ne vois plus ! cria Adamsberg, choqué par l'incompréhension de son frère. Tu m'entends, ou bien es-tu devenu sourd pendant que je suis aveugle ?
Adamsberg criait rarement, et ses récents éclats, face à Voisenet d'abord, à cause de cette foutue murène, et face à Danglard ensuite, à cause de sa foutue lâcheté, étaient événements rares. En revanche, crier contre son frère lui était habituel, et Raphaël en faisait autant.
— Tu vois très bien, cria à son tour Raphaël, se levant et frappant de son poing sur la table. Tu vois aussi net que tu me vois, moi ou bien ces bougies. Mais des portes se sont refermées, qui te plongent dans la nuit. Peux-tu le comprendre, cela ? Et quels chemins peux-tu choisir quand tout s'est fermé ? Quand il fait noir ?
— Quoi, les chemins ? Fermés par quoi ?
— Mais par toi.
— Moi ? Moi je ferme les chemins ? Quand il s'agit de huit hommes assassinés ?
— Toi, en personne.
— Et moi, j'aurais fermé toutes tes foutues portes et pourquoi ? Pour être dans le noir ?
— Par noir, j'entends profondément noir. Comme l'intérieur de la terre, comme l'intérieur d'un trou. Là où se cachent les recluses.
— Je sais tout des recluses. Et elles ne m'ont jamais fait peur.
— Je te parle des autres, bon sang. Je te parle des femmes.
Adamsberg eut un frisson. Le vent se levait sur la plage. Raphaël ne dit pas : « Il fait froid, veux-tu qu'on rentre ? » Son frère avait un frisson ? Eh bien tant mieux. Il allait lui faire mal, il le savait. Il tendit juste un doigt vers le verre d'Adamsberg, intact.
— Bois une gorgée, dit-il. Donc quand je te dis « recluse » et « femme », rien ne te revient ? Toujours pas ? Absolument rien ?
Adamsberg secoua la tête, et but une gorgée.
— De quoi dois-je me souvenir ? Que dois-je casser pour sortir de ton noir ? Où dois-je aller ?
— Où tu choisiras d'aller, je ne suis pas flic, et ce n'est pas mon enquête.
— Alors pourquoi me fatigues-tu avec tes portes fermées ?
Raphaël tendit la main pour une cigarette, aussi âpre soit-elle.
— Pourquoi les mets-tu à même tes poches ?
— Je n'aime pas les boîtes. Surtout en ce moment.
— Je comprends.
Il y eut un court silence, pendant qu'Adamsberg cherchait son briquet puis donnait du feu à son frère.
— On est stupides, dit Raphaël, j'aurais pu l'allumer à la flamme de la bougie.
— Le temps qu'on trouve l'idée, tu sais ce que c'est. On en était où ?
— À ce que je n'ose pas te dire.
— Pourquoi ?
— Parce que je vais te faire mal.
— Toi ?
— Tu ne te souviens de rien, et pourtant tu avais douze ans. Et moi dix. Douze ans, et tu ne te rappelles pas ! C'est bien la preuve que, oui, ce fut l'effroi. Moi, je ne l'ai pas vue. Mais toi, oui.
— De quoi parles-tu ?
— Mais de la recluse, bon sang, hideuse et cachée dans l'ombre. Tu l'as vue. À l'écart du chemin de Lourdes.
Adamsberg haussa les épaules.
— Je me souviens très bien du chemin de Lourdes, Raphaël. Le chemin Henri IV.
— Bien sûr. Notre mère nous y emmenait marcher tous les ans, de gré ou de force.
— De force. Mais pas sur les trente-cinq kilomètres, tout de même.
— Notre père nous avançait en voiture, jusqu'à un bois.
— Le bois de Bénéjacq.
— C'est cela, j'avais oublié.
— Tu vois que je me souviens. De là, on marchait sur quelques kilomètres, puis notre père revenait nous chercher pour achever la route jusqu'à Lourdes. Chaque année la même chose.
— Sauf une fois, dit Raphaël. Ce jour-là, il nous a conduits droit jusqu'à Lourdes. Notre mère a fait tous ses trucs dans la grotte, elle a acheté ses fioles d'eau sacrée — tu te souviens qu'un soir, on les a bues ? On s'est pris une volée.
— De cela, oui, je me souviens.
— Mais de rien d'autre ?
— Rien. On allait à Lourdes, et on revenait. Que veux-tu que je te dise ?
Adamsberg se sentait bien. Il écoutait son frère, il n'y avait que cela à faire. Ce devait être cette sainte de Lourdes qui avait placé Raphaël sur sa route, sur cette plage de l'île de Ré, à deux pas de Rochefort. Comment s'appelait-elle d'ailleurs, cette sainte ? Thérèse ? Roberte ?
— Comment s'appelle la sainte ? demanda-t-il. Celle de Lourdes ?
— Sainte Odette ? Attends une seconde. Sainte Bernadette.
— On n'a pas retenu grand-chose.
— Non. Bois une seconde gorgée.
Adamsberg s'exécuta, puis reposa son verre et regarda son frère.
— Notre mère, cet été-là, avait décidé de ne pas faire la halte à Bénéjacq mais de partir de Lourdes et de parcourir six ou sept kilomètres à pied au retour. Elle avait quelque chose à faire dans ce coin. À l'écart du chemin — elle nous l'a expliqué en route, tu ne t'en souviens pas non plus ?
— Non.
— À l'écart du chemin, reprit Raphaël, au haut d'un pré, il y avait un vieux pigeonnier en pierre, petit, de deux mètres de diamètre peut-être. La porte et les lucarnes étaient obturées par des briques, sauf une. Cela, je l'ai vu.
— Et ? Qu'en avait-elle à faire de ce pigeonnier ?
— Une femme y habitait. Depuis presque cinq ans, elle n'en était jamais sortie.
— Tu veux dire qu'elle restait là-dedans jour et nuit ?
— Oui.
— Mais comment vivait-elle ?
— De la charité de ceux qui voulaient bien monter jusque-là et lui offrir de l'eau et de la nourriture par la lucarne. De la paille aussi, pour recouvrir les excréments. C'est ce qu'était venue faire notre mère, la nourrir. Les gens du coin la tenaient pour une sainte protectrice, comme au temps jadis. Le préfet n'osait pas intervenir.
— Je ne peux pas te croire, Raphaël.
— Tu ne veux pas me croire, Jean-Baptiste.
— Mais que faisait-elle là ? Qui l'avait enfermée ?
— Je te parle d'une femme qui s'était volontairement cloîtrée, jusqu'à ce que mort s'ensuive. Comme au temps jadis.
— Parce que des femmes faisaient cela, avant ?
— Des quantités de femmes, au Moyen Âge et jusqu'au XVIe siècle. On les appelait les recluses.
Adamsberg resta le bras en l'air, le verre suspendu.