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— Les recluses, répéta Raphaël. Certaines ont survécu dans ces cachots noirs durant cinquante années. Les cheveux poussaient comme des toisons sauvages où cavalaient les insectes, les ongles se recourbaient en griffes si longues qu'elles tournaient sur elles-mêmes en vrilles, la peau se couvrait d'un enduit de crasse, le corps d'une puanteur immonde, les excréments et les aliments décomposés formaient la litière. Et celle-là, la dernière recluse de notre temps, tu l'as vue : la recluse du Pré d'Albret.

— Jamais de la vie ! cria à nouveau Adamsberg. Notre mère ne m'aurait pas laissé voir cela.

— Tu as raison. Une fois à dix mètres du pigeonnier, elle nous a ordonné de l'attendre. Mais c'était si mystérieux, hein ? Tu t'es glissé par-derrière, et quand elle est revenue, tu as couru comme un lièvre, grimpé sur une pierre et collé tes yeux à la lucarne. Une ou deux minutes peut-être. C'était long. Et puis tu as hurlé. Hurlé de terreur, hurlé comme un dément. Et tu as perdu connaissance.

Adamsberg dévisageait son frère, les poings serrés.

— Pendant que notre mère essayait de te ranimer à coups de gifles et d'eau de Lourdes, j'ai cavalé jusqu'à la route chercher notre père. Il t'a porté dans ses bras. Tu n'as repris conscience qu'à l'arrière de la voiture. Ta tête reposait sur mes genoux, et rien que d'être resté le nez collé à la lucarne, ton visage puait la merde et la mort. Et notre mère t'a secoué et t'a dit : « Oublie, fils, oublie, par pitié. » Et tu n'en as plus jamais reparlé. Voilà l'effroi, voilà le noir, voilà la recluse hideuse qui t'attrape la nuque : la femme du Pré d'Albret.

Adamsberg se leva, corps contracté et lèvres blanches, passa une main rigide sur son visage, crut sentir sur lui cette odeur atroce de mort et de pourriture. Il voyait son frère, il voyait les bougies, le verre, il voyait aussi à présent des griffes, une chevelure d'un gris aussi terne que celui d'un blaps, une chevelure qui s'agitait seule sous la course des parasites, il voyait une bouche qui s'ouvrait lentement, toute grande, il voyait des dents pourries, les griffes s'approcher de lui, il entendait, enfin, le brusque et terrifiant rugissement. La recluse. Raphaël se leva d'un bond et contourna la table, juste à temps pour retenir dans ses bras son frère évanoui. Il le tira jusqu'à un lit, ôta ses chaussures et le couvrit.

— Je savais que j'allais te faire mal, dit-il à voix basse.

XXVIII

Adamsberg dormait peu et se levait à l'aube. À midi, Raphaël le réveilla. Il ouvrit les yeux, se redressa sur le lit. Il savait qu'il était tard, inutile de demander l'heure.

— Je prends ta salle de bains, dit-il. Pas lavé pas changé depuis plus de vingt-quatre heures.

— C'est juste une douche.

— Je prends ta douche. J'ai eu des appels ?

— Deux.

Adamsberg attrapa son portable et écouta les messages de Voisenet et de Retancourt. Voisenet était formel : Jean Escande était arrivé à Palavas deux jours avant l'attaque venimeuse contre Vessac. Le vieux Jeannot sans pied était bien connu dans quelques petits restaurants de la station balnéaire, il l'avait finalement trouvé chez une amie, d'où il s'apprêtait à partir.

— Je fais quoi maintenant, commissaire ?

— Vous rentrez avec l'équipe, lieutenant. Vous avez quand même eu le temps de tremper vos pieds dans l'eau ?

— Cinq minutes.

— Toujours ça de pris, Voisenet.

Il eut aussitôt Retancourt en ligne.

— Trente-huit hôtels déjà visités, commissaire.

— Et on ne va pas faire les dix-sept mille de France. Rentrez, Retancourt.

— Il a dormi dans sa voiture alors. C'est cela que vous pensez ?

— Il a dormi à Palavas.

— Mais s'il était…

— Je sais, coupa Adamsberg. Je sais.

— Vous êtes toujours à Rochefort ?

— À l'île de Ré, chez mon frère. Prévenez Mordent que je serai demain matin à la Brigade. Mordent, pas Danglard.

Adamsberg rejoignit Raphaël sur la terrasse, où le déjeuner était prêt. Pâtes, jambon. Les préoccupations culinaires de Raphaël n'étaient pas plus élevées que celles de son frère.

— C'est foutu, lui dit-il. Ce n'est pas Jean Escande qui a attaqué Vessac. On l'a localisé, au bord de l'eau, à des centaines de kilomètres du lieu de l'attaque.

— Ils ont pu envoyer un fils.

— Non, Raphaël, ce genre de vengeance ne s'exerce pas par procuration. Elle est directe ou elle n'est pas. Les garçons mordus n'ont pas assassiné leurs tortionnaires. Et pourtant, c'est bien du venin de recluse. Et pourtant, l'orphelinat de La Miséricorde demeure au centre du dispositif. J'en suis certain, ou bien rien n'a de sens. Il n'y a pas d'autre voie, et cette voie ne conduit nulle part. J'ai bouffé le sable, comme a dit Danglard.

Raphaël passa le pain à Adamsberg et les deux frères nettoyèrent leurs assiettes avec ces gestes larges des gosses de la campagne.

— Mais c'est différent, à présent, dit Raphaël en lançant les miettes de pain à quelques limicoles qui sautillaient sur la plage.

— Moi, j'ai un couple de merles à la Brigade. Je leur donne du cake. Le mâle est fluet.

— C'est bien aussi, les merles. La femelle couve ?

— Elle couve. Qu'est-ce qui est différent ?

— Es-tu toujours aveugle ?

— Non. Je distingue parfaitement la recluse du Pré d'Albret. Et je sais pourquoi j'ai hurlé.

— Elle s'est approchée de toi.

— Comment le sais-tu ?

— Je ne sais rien. J'ai toujours imaginé qu'elle l'avait fait.

— Oui. Les mains en avant, et elle a crié, non, elle a rugi. Mais je peux la regarder à présent. Je ne la crains plus, je ne crains plus le mot. La recluse, la recluse, je peux le répéter jusqu'à la nuit sans tomber.

— Et tu peux donc l'affronter encore. Tu es libre. Tu peux voir.

— S'il y a encore quelque chose à voir. Qui tuerait avec du venin de recluse, si ce ne sont ces garçons de l'orphelinat ? Et ce ne sont pas eux.

— Eh bien c'en sera d'autres, frère. Tu es libre, tu les trouveras. Tu y seras à vingt heures.

— Où ?

— À Paris. Je sais que tu vas sauter dans le prochain train.

Adamsberg sourit.

Raphaël laissa son frère à la gare, après une longue étreinte.

— Bon sang, Raphaël, j'ai laissé mon linge sale chez toi.

— C'était le but, non ?

Comme tant d'autres, Adamsberg aimait les voyages en train, qui vous faisaient l'offrande d'une parenthèse, voire d'une excursion fugitive hors du monde. Les pensées s'y mouvaient mollement, fuyant les écueils. Les yeux mi-clos, son esprit esquivait le naufrage douloureux de l'enquête et tournait autour de cette Louise aux cent recluses imaginaires. Revenait aux liens qu'avait décrits Voisenet entre les fluides animaux et le fluide séminal, les femmes violées. Retournait à cette femme « timbrée » qui partageait la maison d'Irène. Il sortit son portable pour adresser un message à Voisenet.

— Pensée de train. Votre exposé : femme violée, contrôle d'un fluide venimeux, meurtre de l'agresseur en retournant le fluide contre lui. Est-il possible qu'une femme victime d'un viol puisse, pour les mêmes raisons, développer une terreur des bêtes à venin ?

— Pensée de voiture, répondit Voisenet, je remonte sur Paris, je dicte à Lamarre. Oui, bien sûr. Phobie des serpents, scorpions, araignées, toute bête susceptible d'injecter de force un liquide destructeur. C'est très intéressant mais cela ne nous mène à rien.

— Ce n'est pas grave.