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— C'est vraiment sa réponse ? demanda Voisenet à Lamarre. « Ce n'est pas grave » ?

— Telle quelle.

Voisenet, fatigué, se demanda comment le résultat désastreux de l'enquête laissait encore l'envie à Adamsberg d'aller s'égarer sur des sentiers si lointains. Sans savoir que Raphaël avait arraché son frère à la toile de la recluse du Pré d'Albret, lui rendant la liberté aérienne de ses mouvements et pensées.

Adamsberg passa à Irène, qu'il avait autorisation de joindre sur le portable d'Élisabeth, cherchant un prétexte approprié pour formuler sa question. Sans succès, il choisit de passer outre et d'écrire :

— Irène, comment s'appelle votre colocataire ?

— Louise Chevrier. Pourquoi ?

Un « pourquoi » largement justifié.

— Je connais un spécialiste de la phobie des araignées. Il pourrait peut-être vous conseiller ?

N'étant pas certain de l'existence du terme « arachnophobie », il avait évité l'obstacle, et son message ne lui paraissait pas aussi convaincant qu'il l'aurait souhaité.

— Elle refusera de le voir. Elle ne supporte pas les hommes, ce qui ne facilite pas la vie non plus.

— C'était juste une idée.

Mensonges, se dit Adamsberg avec une grimace. Irène était spontanée et lui la trompait au profit d'autres visées, au profit de « pensées de train » qui ne menaient à rien, avait dit Voisenet à juste titre. Cette fois, il contacta Mercadet :

— Cherchez s'il y a eu viol sur une certaine Louise Chevrier, 73 ans.

— C'est urgent ?

— C'est pour comprendre un truc.

Adamsberg reçut la réponse assez longtemps après, alors qu'il s'endormait de nouveau.

— Violée en 1981 à l'âge de trente-huit ans à Nîmes, bon sang. Cette fois, violeur appréhendé : Nicolas Carnot, quinze ans de taule. Ai contrôlé : rien à voir avec l'orphelinat, ni l'un ni l'autre. Merde, je l'ai manquée. Parce que le jugement a eu lieu au tribunal de Troyes. Sais pas pourquoi.

« Cette fois, violeur appréhendé. » Adamsberg entendait bien la phrase de son adjoint. Il connaissait les chiffres noirs, une femme violée toutes les sept minutes dans le pays et 1 à 2 % des violeurs condamnés. L'une d'entre elles pouvait-elle redouter les bêtes à venin jusqu'à la névrose ? Jusqu'à les imaginer la cernant de toutes parts de leurs pattes velues ? Ou bien au contraire pactiser avec ce venin, se l'approprier, et violer avec lui la vie de l'agresseur ?

Ces « pattes velues » auxquelles il venait de penser donnaient, dans l'hypothèse d'une vengeance pour viol, un avantage incontestable à l'araignée, en évocation des bras virils qui avaient enserré la victime. Certes, la recluse n'était pas velue, mais c'était un bon point pour les arachnides — arachnodes ? arachnes ? — par rapport à ses concurrents à fluide, serpents et scorpions, voire frelons, guêpes et autres attaquants. Un autre atout encore : la fréquente mise à mort du mâle araignée après l'accouplement, bien que ce ne fût pas une pratique usuelle de la recluse. Mais en sa faveur, la bête était peureuse, passant sa vie terrée loin des hommes, n'osant s'aventurer qu'en terrain désert. Oui, se dit-il, déportant son esprit dans celui d'une femme violée, oui, la recluse était une bonne compagne avec laquelle nouer sa vie. Et précisément, avec ses pattes dépourvues de poils, féminisées en quelque sorte, elle paraissait plus abordable. En même temps que dotée d'un fluide détruisant chair et sang.

Il abandonna collines et clochers détalant sous ses yeux et questionna une nouvelle fois Mercadet :

— Louise Chevrier, pouvez-vous trouver sa profession ?

— Information par Froissy : garde d'enfants à domicile.

— Où ?

— Strasbourg.

— Quand ?

— Années 1986 et quelques.

Strasbourg. Il se souvenait de son impérieuse cathédrale. Ce qui le ramena à un autre clocher, infiniment plus humble, celui de l'orphelinat de La Miséricorde. Et ce clocher persistait à dominer l'édifice de l'enquête. À son idée.

La lenteur des réponses de Mercadet l'avertit que le lieutenant abordait les rives de sa période de sommeil. Il rejeta son portable, estima que la question de savoir si l'on disait arachnode, arachnide ou arachne pouvait attendre et ferma les yeux. Douze heures de repos n'avaient pas suffi.

XXIX

Adamsberg marchait vers la Brigade au matin, surveillant les quelques mouettes qui l'avaient suivi depuis l'île de Ré. Il n'avait ni vacillé ni appuyé sa main sur sa nuque, ni plus ressenti l'ombre de quelque spectre que ce soit.

Il avançait pourtant sans se presser, retardant son arrivée, cherchant comment mener cette réunion où il allait devoir gérer, face à ses adjoints pour la plupart épuisés, la débâcle incontestable de l'enquête. Il rentrait d'un périple où il les avait tous embarqués — Danglard excepté —, en chef vaincu sur un vaisseau démâté, fracassé contre les arêtes des faits incontournables. Après des débuts incertains, ses adjoints y avaient cru, ils l'avaient suivi, et le retour au port se ferait en silence, dans la salle du concile, sur une mer plate. Pas de Jeannot en détention, pas de mise en accusation du Petit Louis, de Marcel et des autres victimes vieillies. Il ressentait pourtant quelque satisfaction à savoir que ces hommes, ces enfants mordus de La Miséricorde, qu'il voyait encore tout jeunes et blessés, n'avaient tué personne. Et malgré sa déception de flic, malgré cette quête qui s'achevait si abruptement, la victoire que lui avait offerte son frère l'imprégnait d'aisance et de légèreté. Des idées éparses et sans sens revenaient jouer dans sa tête, comme de minuscules bulles libérées, emplissant son esprit de gaz tumultueux qui bruissaient sans se préoccuper d'efficacité.

Avant de passer le porche de la Brigade, il s'adossa à un réverbère et, souriant, écrivit un message à l'adresse de Danglard : Vous pouvez aller dîner en famille, commandant. La route est libre.

À la Brigade en effet, les visages étaient mornes et las. Veyrenc, à qui Adamsberg avait délégué la veille des pans entiers de discours à mener, se concentrait sur quelques notes, Retancourt demeurait imperturbable. Ce n'était pas l'échec d'une enquête qui pouvait malmener sa résistance. Mais elle redoutait comme les autres qu'Adamsberg peine à soutenir cette faillite face à l'âpreté de Danglard. Le commandant disposait de toutes les armes du langage pour faire valoir sa victoire face à un commissaire ce matin démuni. Et Danglard ne s'était toujours pas montré. Adamsberg passa de table en table, distribuant, selon la personnalité de chacun, des signes ou des gestes de réconfort rapides. Pour Retancourt et Froissy, il avait cueilli à l'aube dans son jardinet deux poignées de fleurettes sauvages, bleues. Il en déposa une sur le bureau de Retancourt.

— Danglard est arrivé ? demanda-t-il.

— Il est dans son bureau, dit Noël. Caché telle une recluse. Ou peut-être satisfait qu'on ait bu la tasse.

Adamsberg haussa les épaules.

— Et Froissy ? Tombée d'épuisement ?

— Elle est dans la cour.

Adamsberg allait sortir pour lui porter les maigres fleurs qui commençaient à dépérir entre ses doigts quand elle revint dans la salle, si satisfaite qu'on espéra un miracle de dernière minute. Un faux Jeannot à Palavas, ou bien le vrai repéré à Saint-Porchaire.

— Ils sont nés, dit-elle.