— Les petits merles ? demanda Adamsberg.
— Ils sont cinq, et les parents s'affolent pour leur trouver de quoi manger.
— Cinq, c'est une grosse portée, dit Voisenet un peu gravement. La cour est pavée. Et la base des trois arbres est couverte par des grilles. Ils n'ont pas très bien choisi leur endroit, les parents. Ils vont les trouver comment, les vers de terre ?
— Froissy, dit Adamsberg en sortant un billet de sa poche, il y a des framboises à l'épicerie du coin, allez en chercher. Et ajoutez du cake. Voisenet, trouvez-leur une écuelle pour l'eau. Il n'a pas plu depuis dix jours. Retancourt, surveillez tout de même le chat. Noël, Mercadet, ôtez les grilles d'arbre, Justin, Lamarre, arrosez la terre, amollissez-la. Qui connaît un magasin de pêche dans le coin ?
— Moi, dit Kernorkian, à dix minutes en voiture.
— Alors filez acheter des vers de terre.
— Des gros ?
— Des petits, très minces.
— Mais la réunion ? Elle est à 9 heures.
— On vous attendra.
Mordent regardait la scène, stupéfait. Adamsberg distribuait ses ordres comme au plein cœur d'une enquête, et les agents obéissaient tout de suite, comme saisis par l'importance de leur mission. Semblant passer outre à l'échec qu'ils avaient subi et l'impasse inexplicable dans laquelle ils étaient acculés.
Adamsberg sortit dans la cour, aida Noël et Mercadet à déplacer les grilles d'arbre, puis observa le nid où cinq petits becs s'ouvraient sans relâche. Les parents tournoyaient en vol rapide.
— Personne ne s'approche de trop près du nid, ordonna-t-il en quittant les lieux, satisfait.
Il croisa Mordent sur son passage et lui secoua l'épaule.
— Tout ne va pas si mal, n'est-ce pas ?
Après que, dans un certain climat d'agitation, sept framboises eurent été distribuées, deux parts de cake émiettées et une dizaine de vers de terre lâchés dans la terre ameublie, Adamsberg envoya Estalère préparer les cafés, signal du début de la réunion au concile, avec une heure de retard. La chaise de Danglard restait vide.
Depuis son bureau, porte fermée, Danglard avait perçu l'animation qui avait parcouru la Brigade, sans en saisir le motif. En tendant l'oreille, il réalisa que ce vacarme n'était dû qu'à la naissance de cinq merles. Voisenet n'avait pas tort, les petits étaient sans doute condamnés à mourir dans cette cour infertile et Adamsberg avait pris les bonnes mesures pour les sauver. Et alors, que pouvait bien lui foutre, à lui, la mort de cinq bébés merles ? Rien. Le commandant considérait le message tout récent que lui avait adressé Adamsberg : Vous pouvez aller dîner en famille, commandant. La route est libre.
Comme il l'avait tant redouté, Adamsberg avait donc compris. Le commissaire avait cherché la raison de son obstination à bloquer l'enquête, et il l'avait trouvée : Richard Jarras. Et c'était exact. Dès qu'il avait eu vent de ces morts anormales par venin de recluse, il avait su d'où pouvait venir l'attaque. Et il avait tout fait pour enrayer les recherches et isoler Adamsberg de ses hommes. Il avait cru vaincre le commissaire aisément et il s'était trompé. Adamsberg avait remonté la piste jusqu'à l'orphelinat et finalement persuadé l'équipe de le suivre. À présent que l'enquête s'était envasée, que Richard Jarras était hors de cause, Danglard prenait conscience de la catastrophe où son émotivité, son impulsion, sa peur, l'avaient entraîné. Il avait semé de nouveau la discorde au sein de la Brigade, puis décidé de menacer l'avenir du commissaire, et cette fois-ci, à dessein, il avait tout fait pour protéger un possible assassin. Un délit passible d'une condamnation pour complicité. Il était mort.
Et comme parfois quand on se sait foutu, et cela par sa seule et propre faute, la réaction de défense de Danglard n'était pas la contrition mais l'agression. Tant qu'à tout perdre, autant détruire, et celui par qui venait son malheur, Adamsberg.
Installé dans la salle du concile, le commissaire attendait que le commandant Danglard veuille bien entrer en scène. Chacun l'observait, attentif à sa décision. Ils savaient tous que Danglard avait alimenté la rébellion et décidé d'en référer au divisionnaire. Mais Adamsberg n'avait révélé à personne — sauf à trois de ses adjoints — de quelle faute il s'était rendu coupable en choisissant de mettre à l'abri un tueur potentiel.
Le commissaire serra les lèvres, attrapa son portable, écouta le piaillement des nouveau-nés pour modérer son mécontentement. Au lieu de rédiger un message silencieux, il composa le numéro de Danglard.
— Tout va bien, commandant ? Vous avez dix minutes de retard, dit-il d'une voix calme.
Danglard garda le silence, ce qu'Adamsberg fit comprendre par gestes à son équipe.
— Selon les lois de l'éthique de bord, reprit Adamsberg, poursuivant, on ne sait pourquoi, sa métaphore maritime, un commandant ne quitte pas un navire en perdition.
Le commandant Mordent hocha la tête après cette noble phrase.
— Vous êtes donc attendu sur-le-champ, acheva Adamsberg. Vous venez, c'est oui ou c'est non, et je veux l'entendre.
Danglard énonça un « oui » indistinct avant de raccrocher. Adamsberg regarda l'ensemble de ses adjoints, muets d'appréhension.
— Il y a plus important que les humeurs de Danglard, dit-il en souriant. Les oisillons, par exemple, n'en ont rien à faire.
C'est cette phrase inepte que Danglard entendit en ouvrant la porte. Il gagna sa place sans jeter un œil à ses collègues.
— Bien, dit Adamsberg, nous voici au complet pour dire ce que nous savons tous : le fiasco est intégral. Nous nous sommes trompés. Je veux dire : je me suis trompé. La piste était lumineuse, mais elle était fausse. La Bande des mordus n'a pas touché aux blaps de l'orphelinat. On pourrait s'entêter, et on ferait erreur. Si aucun d'eux n'a touché Vessac, alors aucun n'a touché les autres. Mais je vais m'obstiner sur un point, sur un clocher : je maintiens qu'il existe un lien entre l'orphelinat de La Miséricorde et les trois assassinats de Claveyrolle, Barral et Landrieu. Ou rien ne permet d'expliquer le recours insensé au venin de la recluse.
Adamsberg s'interrompit pour ouvrir son portable qui sonnait.
— Les quatre assassinats, corrigea-t-il. Olivier Vessac vient de mourir à l'hôpital de Rochefort, il y a quinze minutes. Restent deux à sauver : Alain Lambertin et Roger Torrailles. À ma demande, ils sont déjà sous la protection des flics.
— Bien, dit Mordent.
— Mais l'assassin se prépare depuis quatorze ans, insista Adamsberg. Nous sommes très en retard, commandant. Et si la piste de la Bande des mordus était lumineuse, je pense que celle que nous devons trouver sera sombre et froide.
— Pourquoi ? demanda Lamare.
— Je ne sais pas. Nous nous sommes trompés de passage. Ce n'était pas le bon. Trop lumineux peut-être. Ce n'est pas la première fois qu'une enquête s'enfonce dans un, comment cela, diverticule. C'est bien cela, Danglard ? Diverticule ? Qui ne débouche sur rien. Il nous faut donc chercher l'autre passage, le détroit, le vrai, celui qui nous mènera à l'assassin.
— Comme c'est facile, dit Danglard sans aménité. Et à partir de quoi, à présent, trouverez-vous ce « détroit », comme vous dites, ce détroit « sombre et froid » ? Il ne vous reste plus un élément qui tienne. À moins que vous n'espériez que votre foi, votre passion, votre certitude ne vous guident ? Tel Magellan se perdant de fausse piste en fausse piste ?
— Magellan ? dit Adamsberg.
Et chacun comprit que Danglard amorçait à présent sa revanche, sur le terrain trop commode de la guerre des mots et des connaissances. Magellan. Aucun d'eux — Veyrenc excepté — n'aurait été capable de dire qui était ce type et ce qu'il avait fait.