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— Et pourquoi pas comme Magellan, commandant ? dit Adamsberg en pivotant vers Danglard. Moi, je n'oserais pas comparer notre petite expédition à son prodigieux voyage. Mais puisque vous en parlez, allons-y. J'ai l'esprit très maritime depuis que j'ai vu le port de Rochefort.

Adamsberg se leva et se dirigea à pas tranquilles vers une grande carte du monde que Veyrenc avait un jour punaisée au mur. Pour donner de l'air à la Brigade, avait-il dit. Le commissaire savait comme les autres ce que cherchait Danglard, avec son Magellan. À l'humilier devant l'équipe, à mettre en évidence son ignorance et démontrer l'inconsistance de ses pensées. Au bout du compte à lui faire perdre à nouveau le soutien de ses adjoints. Mais si Danglard savait à coup certain quantité de choses sur ce Magellan, il ignorait l'existence du cantonnier du village d'Adamsberg. L'homme n'avait jamais bougé de son rocher pyrénéen. Il avait voyagé en suivant pas à pas les exploits des vaisseaux anciens, dont il construisait des maquettes qui fascinaient à vingt kilomètres à la ronde, reproduisant dans leurs détails éclatants les ornements des poupes. Des grappes d'enfants regardaient en silence les gros doigts de l'homme fixer les fins haubans aux mâts, tout en écoutant ses histoires cent fois répétées. Si bien que pour Adamsberg, l'exploit de Magellan était une aventure plus que familière. Une fois devant la carte, il posa son doigt sur un point de la côte espagnole. Il se tourna et croisa le regard de Veyrenc. Veyrenc, lui, savait, et d'un net mouvement de paupières, il donna son aval à son ami.

— Ici, indiqua Adamsberg, voici le port de Séville. Le 10 août 1519, Magellan — de son véritable nom, Fernão de Magalhães — largue les amarres avec cinq vieux vaisseaux retapés, le San Antonio, la Trinidad, la Concepción, la Victoria et le Santiago. Il mène le vaisseau amiral, la Trinidad.

De son doigt, Adamsberg contourna l'Afrique, traversa l'Atlantique, descendit le long des côtes du Brésil et de l'Argentine, et s'arrêta sur un point de la rive est de l'Amérique du Sud.

— Ici, nous sommes au 40e degré de latitude. Une carte indiquait que le passage tant recherché vers un hypothétique océan, le futur Pacifique, celui qui allait prouver au monde et à l'Église que la terre était ronde, se situait à ce 40e degré. Et la piste était fausse.

Tous les officiers s'étaient tournés vers Adamsberg, autant soulagés que séduits, et suivaient le trajet de son doigt. Veyrenc observait les altérations du visage de Danglard, et particulièrement quand Adamsberg avait prononcé les noms des cinq vaisseaux en partance et celui du Portugais Fernand de Magellan.

— Et Magellan descend toujours, poursuivit Adamsberg, toujours plus au sud, toujours plus au froid. Il entre dans chaque golfe, chaque baie, espérant y trouver le débouché vers l'autre océan. Mais les golfes sont fermés, mais les baies sont closes. Il se fracasse, il poursuit, dans la tempête, ils crèvent de froid et de faim, lui et son équipage, dans le golfe de San Julián. Il descend encore, et c'est en passant le 52e degré qu'il découvre enfin le détroit qui portera son nom. Lui, et son équipage.

L'équipage, l'équipe, on comprit. De son doigt toujours, Adamsberg suivit le long passage au sud de la Patagonie, déboucha sur l'océan Pacifique et y plaqua sa main.

— Nous devons repartir, dit-il en laissant retomber son bras, chercher le détroit, c'est ce que je disais de manière bien plus simple avant que Danglard ne m'interrompe sur Magellan.

— Que vous paraissez très bien connaître, commissaire, dit Danglard qui, au bord de son gouffre intérieur, cherchait encore à mordre.

— Cela vous ennuie ?

— Non, cela m'étonne.

À cette réplique offensante, Noël se leva d'un bond, laissant tomber sa chaise, et s'avança vers le commandant dans une posture de claire agression.

— Selon l'éthique de bord, dit-il avec colère, reprenant l'expression d'Adamsberg, un commandant n'insulte pas l'amiral. Ravalez vos mots.

— Selon l'éthique de bord, répondit Danglard en se levant à son tour, un lieutenant ne donne pas d'ordre à un commandant.

Adamsberg ferma un instant les yeux. Danglard s'était transfiguré, Danglard était devenu un véritable con. Et s'il était un homme qui ne pouvait faire le poids face à un Noël ulcéré — qui reprenait ses allures de fier et dangereux garçon des rues qu'il avait été —, c'était bien Danglard. Adamsberg attrapa le bras de Noël avant qu'il n'atteigne la mâchoire du commandant.

— Pas d'erreur, Noël, dit Adamsberg. Merci, et rasseyez-vous.

Ce que fit Noël en grondant, ce que fit Danglard, blême, ses minces cheveux gris et bruns trempés de sueur.

— L'incident est clos, dit Adamsberg avec calme. Il y eut des bagarres aussi, à bord de la Trinidad. Pause, ordonna-t-il. Ne sortez pas tous ensemble dans la cour pour voir les oisillons. Vous feriez fuir les parents qui risqueraient de ne plus revenir. Et à cela, nous ne pourrions rien.

XXX

Pendant que l'équipe se dispersait, que Retancourt félicitait Noël pour son attaque, ayant beaucoup apprécié, en technicienne rompue au combat, la trajectoire interrompue de son crochet du droit, et que Danglard se réfugiait dans son antre, Adamsberg s'esquiva dans son bureau, prit la petite boîte en plastique, fit tourner la recluse morte sous ses yeux, puis décrocha son téléphone.

— Irène ? Adamsberg. Vous êtes au courant ?

— Pour la mort de Vessac, bien sûr. Je chuchote, je suis avec Élisabeth dans le couloir de l'hôpital. Je vais tâcher de la sortir de là.

— Je voulais savoir : comment réagit votre Louise ? Elle sait aussi ?

— Bien sûr qu'elle sait ! Ça ne cause que de ça dans toute la région. Attention, personne ne se doute que ce sont des assassinats, j'ai tenu parole, commissaire. Mais la « malédiction » de la recluse envahit la toile. Tous convaincus que le venin a muté.

— Mais Louise ? Elle en voit toujours ?

— De pire en pire. Elle s'est enfermée dans sa chambre qu'elle a déjà aspirée de fond en comble je ne sais combien de fois. Bientôt, elle va aspirer les murs, je vous le garantis. Il va falloir que je rentre. Et je vous jure, avec Élisabeth sur les bras, ce n'est carrément pas le moment. C'est bien ma veine d'être tombée sur une Louise. C'est pas tout de suite que je me suis aperçue qu'elle était cinglée. Ça a commencé avec le savon.

— Le savon ?

— Mais si, vous savez, le savon liquide avec un truc qu'on pousse et ça sort en jet. C'est quand même plus hygiénique, je trouve. Eh bien ça l'a fait hurler, elle me l'a foutu à la poubelle. Moi je l'ai récupéré, j'ai pas des sous à jeter par les fenêtres.

— Ce qui l'a fait crier, c'est le savon ou le jet ?

— Le jet. Faut quand même avoir une sacrée araignée au plafond, excusez-moi pour la blague, je m'excuse.

— Je l'aime bien, votre blague.

— Ah tant mieux alors. J'en trouve comme ça, des blagues, je vous ai dit. Ça égaie, non ?

— C'est fait pour cela, Irène. Et quoi d'autre la fait crier ?

— Tous ces produits avec un poussoir, les crèmes hydratantes, par exemple. Ah oui aussi, l'huile. Elle ne supporte pas l'huile quand on appuie sur la bouteille pour la faire sortir. Et comment on la fait la salade, alors ?

— Et le vinaigre, pareil ?

— Ah non, elle s'en fout du vinaigre. Timbrée, je vous dis. Je vous assure que pour mes livraisons de nourriture, que c'est toujours des hommes qui apportent les cartons, c'est pas facile tous les jours. Je dois la prévenir avant pour qu'elle s'enferme dans sa chambre.