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Froissy hésita.

— Il n'y a pas de bulles gazeuses dans le cerveau, commissaire.

— Mais puisque ce ne sont pas des pensées, comment appelez-vous ça ?

Froissy demeura sans réponse.

— Vous voyez bien, lieutenant. Ce sont des bulles gazeuses.

XXXII

Adamsberg marcha jusqu'à la Seine, comme à son habitude. Dans cette ville, l'eau claire du Gave de Pau lui faisait durement défaut. Il descendit jusqu'à la berge et s'assit parmi des promeneurs, étudiants, intermittents de l'errance, tout comme lui. Et tout comme lui, tous regardaient avec consternation une centaine de poissons morts, ventre en l'air, que charriait mollement le fleuve vert et gris.

Contrarié, Adamsberg remonta les escaliers et longea les quais jusqu'à Saint-Germain. Il appela en route le psychiatre Martin-Pécherat — une chance qu'il se rappelle un nom pareil —, qu'il avait connu il y a peu lors d'une expertise de responsabilité mentale. Il était de ceux qu'on nomme à la va-vite « un gros type jovial », barbu et chevelu, en réalité un homme des profondeurs, un savant placide ou disert, rieur ou chagrin, selon les circonstances, ou selon que la révolution naturelle de son âme montrât sa face ardente ou bien ombreuse.

— Docteur Martin-Pécherat ? Commissaire Adamsberg. Vous vous souvenez de moi ? L'expertise de Franck Malloni ?

— Évidemment. Ravi de vous entendre.

— J'aimerais vous voir.

— Une nouvelle expertise ?

— Non, j'ai besoin de votre opinion sur les recluses, les femmes qui se coupent du monde.

— Au Moyen Âge ? Ce n'est pas ma spécialité, Adamsberg.

— Pour le Moyen Âge, j'ai ce qu'il me faut sous la main. Mais pas pour les temps contemporains.

— Il n'y a plus de recluses, commissaire.

— J'en ai connu une, quand j'avais douze ans. J'en connais peut-être une autre.

— Commissaire, je me bats seul avec une blanquette de veau trop grasse et je m'ennuie, ce que je tolère assez mal. Je suis place Saint-André-des-Arts, à gauche près du tabac.

— J'y serai dans dix minutes.

— Je vous commande à déjeuner ? Je commence tout juste.

— Merci, docteur, choisissez pour moi.

Adamsberg remonta au trot les quais de la Tournelle et de Montebello, enfila la rue de la Huchette et rejoignit le gros docteur qui se leva pour le saluer, bras ouverts. Adamsberg se souvenait de son accueil, toujours engageant, qu'il fût en phase sombre ou claire.

— Darne de cabillaud sauce normande, cela vous ira ?

Adamsberg n'osa pas dire au médecin qu'après le spectacle offert par la Seine, manger du poisson mort le tentait peu. Il sourit et s'assit, tandis que le médecin l'observait, un rien soucieux.

— Sale temps, non ? dit-il. Pour vous ?

— C'est une enquête qui plonge dans les entrailles, du passé comme de l'esprit. Très difficile, je viens de manger le sable.

— Je parle de vous, commissaire. Vous avez traversé un sale truc, et très récent, ou je me trompe ?

— C'est vrai, c'était hier et peu importe.

— Cela m'importe. Je comprendrai mieux votre arrivée en urgence et vos questions. Que vous est-il arrivé, hier ?

— Mon frère a procédé à une extraction dentaire dans ma mémoire, sur l'île de Ré. Il se trouve que la dent était profondément enfouie. Elle ne m'avait jamais fait mal, jusqu'à la semaine dernière. Mais c'est passé. Tout va bien.

— Quel était ce souvenir ? La recluse que vous avez vue à douze ans ?

Le docteur Martin-Pécherat allait vite, sautant les étapes intermédiaires. On ne pouvait pas feinter avec lui.

— C'est cela. Je ne me rappelais pas l'avoir vue, je ne me rappelais rien. Mais à mesure que j'entendais le mot « recluse », je me sentais de plus en plus mal.

— Malaises ? Vertiges ?

— Oui. Et quand mon frère l'a extraite…

— Parce que votre frère était là ?

— Avec ma mère.

— Votre mère vous a laissés la voir ?

— Surtout pas. Elle ne m'a pas vu faire, voilà tout. Après, c'était trop tard.

— Enfant fureteur et réfractaire aux règles, dit le médecin en souriant.

— Après l'extraction, quand j'ai enfin revu son visage atroce, ses dents pourries, quand j'ai à nouveau respiré sa terrible odeur, entendu son cri, j'ai perdu connaissance. Il paraît qu'à douze ans, je me suis évanoui aussi. Avant de tout oublier.

— D'enfermer.

— Je ne veux pas vous faire perdre de temps avec cela.

— Ne vous en faites pas pour mon temps, mon premier patient m'a décommandé.

— Je me soucie de mon temps aussi, dit Adamsberg, et mon assassin ne m'a pas décommandé. Quatre morts déjà, et deux à venir. Dix en réalité.

Le médecin s'accorda quelques instants, le temps d'écarter sa viande sur le côté de son assiette et de s'attaquer au riz, qu'il recouvrit de sauce à la crème.

— Il s'agit des décès dus aux morsures de recluses ? On parle d'un venin mutant, imputable aux insecticides. Personnellement, je n'y crois pas. J'entends : pas en ces proportions, pas en une seule année. Encore qu'aujourd'hui, que peut-on assurer ?

— Je viens de voir filer une centaine de poissons morts sur la Seine.

— Et nous en verrons d'autres. Comme nous verrons la mer intérieure rassasiée de plastique. Ce sera pratique, on passera directement à pied de Marseille à Tunis. Je suppose donc que votre cabillaud ne vous convient pas trop.

— Cela va passer, dit Adamsberg en souriant.

— Mais pas votre extraction dentaire. Je veux dire : pas aussi vite que vous le souhaiteriez. Vous aurez besoin de sommeil, acceptez-le. Dormez. Vous voyez que la prescription n'est pas très douloureuse.

— Je n'ai pas le temps, docteur.

— Racontez-moi cette enquête, cette recluse, puis posez votre question.

À présent rompu à l'exercice, Adamsberg pouvait résumer assez vite la trajectoire de ses recherches, depuis l'orphelinat de La Miséricorde jusqu'au fiasco de la veille et aux nouvelles hypothèses évoquées le matin même.

— Je pense à une femme violée.

Adamsberg s'interrompit.

— Quand je dis « je pense », c'est un grand mot, corrigea-t-il. Non, j'erre autour de cette femme, je vagabonde, je traîne les mains vides.

— J'imagine vos manières de faire, Adamsberg. Et toute manière est une pensée.

— Oui ?

— Oui.

— Je pense à une femme violée qui se serait approprié la puissance de la recluse et, venin pour venin, fluide pour fluide, l'injecte à ses anciens agresseurs.

— C'est assez malin.

— L'idée n'est pas de moi mais d'un de mes lieutenants, un zoologue contrarié. Ce que j'aimerais savoir, docteur, c'est quelles raisons pousseraient, aujourd'hui, une femme à se reclure. À s'enfermer et disparaître au monde.

— Du vin, commissaire ? Accompagnez-moi, il est discourtois de laisser boire un homme seul.

Le docteur les servit, puis observa le liquide par transparence.

— Pourquoi disparaître au monde ? On compte les déclencheurs usuels, dépression ou deuil. Les traumatiques aussi, parmi lesquels le viol, souvent suivi d'une période de repli plus ou moins longue. Mais en règle générale, ces claustrations connaissent une fin. Au-delà, dans les espaces névrotiques, vous trouvez l'agoraphobie.

— Qui est ?

— La peur panique d'évoluer en extérieur. Cette terreur peut conduire au confinement, hormis des sorties calculées en compagnie d'un individu qui rassure.