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— Cela peut-il déclencher des comportements agressifs ?

— Plutôt l'inverse.

Adamsberg songea à Louise, enfermée dans sa chambre, accrochée au bras d'Irène pour quelques escapades et talonnée par sa terreur des hommes.

— Cet isolement s'apprivoise aussi, même si demeure une tendance sécurisante à rester chez soi. En revanche, c'est bien différent avec des séquestrées. J'en ai traité trois cas. Vous prendrez un dessert ?

— Un café serré.

— Et moi les deux, dit le médecin en frappant sur son ventre et éclatant de rire. Et dire que je conseille les autres ! Que je les guide vers l'équilibre !

— Un de mes lieutenants affirme que nous sommes tous névrosés.

— Vous ne le saviez pas ?

Le médecin commanda une tarte consistante et deux cafés, se permit une remarque argumentée sur la blanquette de veau et revint vers son convive.

— Ces séquestrées que vous avez soignées, reprit Adamsberg, elles s'en sont sorties ?

— Dans la mesure du possible. Trois jeunes filles, retenues prisonnières par le père dès l'enfance. L'une dans une cave, l'autre un grenier, la troisième dans un abri de jardin. Avec chaque fois une auxiliaire, la mère, élément additionnel dramatique.

— Que fait la mère ?

— Généralement, rien. Ces petites séquestrées, plus nombreuses que vous ne l'imaginez, sont la propriété pleine et entière du père et constamment violées. À cela, pas d'exception.

Adamsberg leva la main pour demander un second café. Martin-Pécherat n'avait pas tort : il ressentait par à-coups les assauts de vagues de sommeil.

— Brusque envie de dormir ? demanda le médecin.

— Oui.

— Voyez, c'est l'extraction. Et mieux vaudrait vous allonger qu'avaler du café.

— J'en tiendrai compte, après l'enquête.

— Pendant l'enquête. Ce qui vous est arrivé n'est pas neutre.

— J'entends, docteur.

— C'est au moins ça. Ayez à l'esprit qu'en cas de séquestration, arrive toujours un temps où ces tragédies sortent au grand jour. L'élément libérateur survient : l'évasion d'un frère, l'intervention d'un voisin, la mort du père. Et ces petites quittent enfin leur cage, parfois âgées, les yeux blessés par la lumière, effarées par le spectacle du monde, d'une route, d'un chat. Elles sont souvent incapables de s'insérer dans la vie, vous le comprenez bien. Elles passent de longues années en institut psychiatrique avant de pouvoir entrer, avec précaution, dans le flux de l'existence. Mais parfois, et j'en arrive à votre question, cette « vie nouvelle » prend la forme d'une seconde séquestration. L'existence se resserre à nouveau, craintive, claquemurée. Le schéma de l'enfermement a structuré la psyché, et ce schéma se reproduit.

— Je vous l'ai dit, docteur, j'ai vu de mes yeux d'enfant une véritable recluse. Qui s'était fait cloîtrer volontairement dans un vieux pigeonnier, à l'ancienne. Les gens lui donnaient eau et nourriture, selon leur bon vouloir, par une lucarne qui n'avait pas été murée. Celle où j'ai collé mes yeux, droit vers l'épouvante. Elle y est restée cinq années. Quel motif a poussé cette femme vers un reclusoir ? Et non vers un hôpital ?

Le médecin planta sa cuillère au centre de son épais dessert, et avala son café d'une seule gorgée.

— Il n'y a pas mille réponses, Adamsberg, je le répète : une très longue séquestration par le père dans l'enfance, avec viols répétés. Quand la femme — disons plutôt, l'enfant grandie — en sort, le risque est grand de reproduire la maltraitance, l'obscurité, le manque d'hygiène, la nourriture prise à terre, les seules choses qu'elle ait connues, les seules choses qu'elle sache vivre, le passé qui n'est jamais passé. Retour à la structure de l'enfance, exil hors du monde, désir de punition, et de mort.

Adamsberg prenait des notes et appela pour un troisième café. La grosse main du médecin s'abattit sur son bras.

— Non, dit-il sur le ton du commandement. Dormir. C'est pendant le sommeil que l'inconscient fera le boulot.

— Il a du boulot ?

— C'est un gars qui ne ferme jamais l'œil, surtout la nuit, dit le médecin en riant encore. Avec vous, pour le coup, il ne va pas chômer.

— Et que va-t-il trafiquer ?

— Dissoudre les derniers dégâts laissés par l'extraction dentaire, domestiquer le souvenir, amadouer la recluse et surtout, la dissocier d'avec la mère. Et si vous ne le laissez pas faire, ces dégâts reviendront en cauchemars, de nuit d'abord, de jour ensuite.

— J'ai une enquête, docteur.

— L'enquête n'aboutira pas si vous tombez dans une fosse intérieure.

Adamsberg acquiesça, troublé.

— D'accord, dit-il.

— Je préfère. À présent, à moi de poser une question : pourquoi pensez-vous que votre tueuse s'est un temps recluse ? Réellement recluse ?

— À cause du venin choisi, le plus improbable qui soit. Je vous ai exposé les liens entre les bêtes à venin, le fluide séminal, le retournement du pouvoir contre les agresseurs, mais je ne suis pas satisfait.

— Et vous pensez…

— À la manière dont je pense, rectifia Adamsberg une seconde fois.

— Très bien, je modifie. Et vous vous aventurez à imaginer que si la tueuse tue avec la recluse, c'est qu'elle fut une recluse elle-même.

— Pas vraiment. Je n'en sais rien.

— Parce que vous avez vu une recluse enfant ? Pourquoi ne pas vous en tenir à la simple vengeance ? Ces types de l'orphelinat ont martyrisé des gosses avec du venin de recluse. Quelqu'un leur fait expier leur abjection.

— Mais les onze gosses mordus n'y sont pour rien.

— Et un autre gosse ? De l'orphelinat ? Il n'y a pas un homme dans ces parages ?

Adamsberg hésita.

— Lequel est-ce ? demanda le médecin.

— Le fils de l'ancien directeur. Un pédopsychiatre obnubilé par les huit cent soixante-seize orphelins dont s'est occupé son père au point qu'il devint invisible. C'est un type bondissant, survolté, très seul, mangeur de sucreries passionné et qui hait la Bande des recluses.

— Que son père haïssait de même ?

— Oui. Le père a tenté de s'en défaire sans succès.

— De « s'en défaire » ? Alors pourquoi pas au fils de finir le travail ?

— Je ne sais pas, dit Adamsberg en haussant les épaules. Je n'ai parlé de cette piste à personne. Jusqu'à hier, nous suivions celle des garçons mordus. Et à présent, je vois une femme.

— Recluse. De cela, vous en avez parlé ?

— Non plus. D'une femme violée, oui, mais pas d'une recluse.

— Pourquoi ?

— Parce qu'elle est dans les brumes. Ce n'est qu'une bulle gazeuse, ce n'est pas une pensée. Et j'ai déjà emmené mon équipe dans le mur.

— Si bien que vous voilà soudain prudent.

— Oui. Arrêter là ? Suivre le vent, tendre les voiles ?

— Pour quoi penchez-vous ?

— Éliminer la recluse qui m'attire dans les brumes.

— Effort inutile.

Le médecin consulta son portable et éclata de rire à nouveau. Adamsberg aimait ceux qui savaient éclater de rire. Il en était incapable.

— Les dieux sont avec nous. Mon second patient s'est décommandé. Laissez-moi vous dire une chose. J'ai de l'inclination pour les esprits où les proto-pensées divaguent.

— Proto-pensées ?

— Des pensées avant les pensées, vos « bulles gazeuses ». Des embryons qui se promènent et prennent leur temps, apparaissent et disparaissent, qui vivront ou mourront. J'aime bien ceux qui leur laissent leurs chances. Quant à votre recluse, elle se fanera, si elle le doit.