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— Vous l'avez salement amoché.

— Oui.

— Il a cessé d'être con ?

— Oui. Méthode à utiliser avec parcimonie, lieutenant. Avec ses grands amis seulement.

— Bien, commissaire.

XXXVI

À onze heures du matin au cimetière de Nîmes, les lieutenants Noël, Justin et Retancourt regardaient se former le cortège qui allait suivre le cercueil d'Olivier Vessac.

— Beaucoup de monde, observa Noël.

— Qui ne connaissent pas tous Vessac, dit Retancourt. C'est la rumeur des recluses qui les attire, l'événement. Ce sera dans la presse.

— Cela nous arrange, dit Noël. On peut s'y faufiler sans précaution.

— Là, dit Justin, cette femme qui passe avec deux autres. On la connaît. Froissy nous a transféré sa photo hier.

— Louise quelque chose, dit Noël. La femme violée à Nîmes à l'âge de trente-huit ans.

— Louise Chevrier, compléta Justin.

— Merde, dit Retancourt. Qu'est-ce qu'elle fout là ? Je photographie. Justin, préviens le commissaire, Noël, cherche si Torrailles et Lambertin sont présents.

Noël sortit de sa poche les photos que leur avait données le capitaine de Lédignan. Ça n'allait pas être facile. À l'enterrement d'un homme âgé viennent beaucoup d'hommes âgés. Et pour le lieutenant, les vieux se ressemblaient tous un peu.

Adamsberg venait de rappeler Lamarre à ses devoirs — répandre la ration de vers de terre au pied des arbres — quand il reçut deux messages successifs de Nîmes. Le premier d'Irène :

— SMS discret parce que c'est vraiment pas poli de faire ça pendant un enterrement. Y a des gens, ils ont même pas coupé le son de leur portable, on se croirait dans un orchestre ou quoi. Suis sur place avec Élisabeth au bras, la pauvre. Mais ce que je voulais vous dire, c'est que Louise a insisté pour venir, elle le connaît même pas, ni d'Ève ni d'Adam. Je dis juste : c'est bizarre pour une arachnophobe de vouloir voir le cercueil d'un gars qu'est mort par recluse. Je dis des bêtises ?

— Aucune, répondit Adamsberg. Surveillez-la, ses paroles, ses réactions. Vous me direz. Tu me diras.

— Vous finissez par me faire peur. Je coupe, on approche du trou.

Le second de Justin :

— Message discret, c'est incorrect de taper des textos pendant un enterrement. Louise Chevrier sur place. Qu'est-ce qu'elle fout là ?

— Elle accompagne sa colocataire, Irène, qui accompagne son amie, Élisabeth, maîtresse de Vessac.

— Louise connaissait Vessac ?

— Non. À moins que ?

— Qu'elle n'ait appris qu'il était ami de Landrieu, qui était ami de Carnot et de la Bande des R. ? Je coupe, on approche de la fosse.

Adamsberg se replongea dans l'examen des cartes topographiques du chemin Henri IV, scrutant la zone située entre quatre à huit kilomètres de Lourdes, sur la droite en venant de la ville. Sur le net, il n'avait pas trouvé une ligne concernant la recluse du Pré d'Albret. Hormis le fait que, par arrêté préfectoral, une femme avait été « extraite sans violence du pigeonnier d'Albret » pour motif de « non-assistance à personne en danger ». Rien d'autre que cette sèche note administrative dans les archives policières de Lourdes. Le secret de la sainte recluse avait été respecté par ceux qui l'avaient connue. Il repéra un petit trapèze vert où il lui semblait voir écrit en lettres minuscules et italiques Pré de J… Il prit la loupe de Froissy et déchiffra le reste. Il y était. Pré de Jeanne d'Albret. Il entoura le trapèze d'un cercle et l'observa, fasciné.

Il se leva, marcha d'un mur à l'autre. Mercadet apparut sur le seuil de la porte, très agité.

— Commissaire, j'en ai une ! Une séquestrée ! Deux !

Adamsberg mit un doigt sur ses lèvres pour rappeler au lieutenant la consigne de silence et lui fit signe d'apporter sa bécane dans son bureau. Il y traînait encore des dossiers éparpillés au sol, témoins de son combat de la veille avec Danglard. Il avait donné ordre au commandant de se reposer deux jours, le temps de se remettre de ses erreurs et terreurs, et de laisser se réduire l'hématome, qui avait tourné au violet en fin de soirée.

Mercadet revint avec sa machine et la posa sous les yeux d'Adamsberg, animé comme s'il avait pondu un nouvel œuf, mais cette fois de nature tragique, alors qu'il ne comprenait même pas pourquoi le commissaire cherchait des séquestrées.

— C'est une des meilleures photos, dit-il. C'est quand elles sortent de la maison. Vous voyez la grosse femme ? C'est la mère. Vous voyez les deux petites, cachées des photographes, un chiffon sur la tête ? Ce sont les deux séquestrées. C'est la première fois qu'elles voient le monde extérieur. L'aînée a vingt et un ans à l'époque, la cadette dix-neuf. C'est une histoire atroce, commissaire.

— Allez-y, Mercadet. Où est-ce, d'abord ?

— À six cents mètres de Nîmes, dit le lieutenant d'un ton victorieux. Sur la route sud, la route des Espagnols. Une baraque isolée.

— Et de quand date cette libération ?

— De 1967.

— Donc, murmura Adamsberg, l'aînée est née en 1946, elle a soixante-dix ans aujourd'hui. La seconde soixante-huit.

— Le père les a gardées toute leur vie dans le grenier. Il les a violées pendant seize et quatorze ans. Toutes les deux à partir de leurs cinq ans. Il y a eu six bébés, tous enterrés derrière cette putain de baraque.

— Calmez-vous, lieutenant, dit Adamsberg qui sentait le même frémissement l'atteindre.

— Me calmer ? Mais vous vous rendez compte ? Élevées dans le grenier, avec une seule lucarne vers le ciel ? Et collées dans deux espaces différents, en plus ! Les petites ne pouvaient même pas se voir, juste communiquer à travers une cloison de bois ! La mère montait la soupe le midi et le soir, sans intervenir ! Mais c'est quoi, ces monstres ?

— Des blaps géants, Mercadet, dit Adamsberg, la voix assourdie.

— Moi je dis « bravo, mec ! » Ah oui, bravo, mec ! Et ils lui ont collé vingt ans de taule ! Mais c'est quoi cette justice de merde ?

— Bravo à qui, lieutenant ?

— Mais au fiston !

— Parce qu'il y avait un fils ?

— Enzo. Quand il a eu vingt-trois ans, il a massacré le père. Crac, trois coups de hache, il l'a décapité. Et son sexe avec. Je ne sais pas comment on dit « décapiter » pour la verge.

— Enzo, c'était donc l'aîné. Séquestré lui aussi ?

— Ah non. Lui vivait « normalement », il avait le droit d'aller à l'école et guère plus. Il était la caution de normalité pour le voisinage. Mais il savait, bien sûr. Tout. Il entendait les ruts du père le soir, les pas lourds dans l'escalier du grenier, les cris et les pleurs des petites. Il se faufilait jusqu'à la soupente et leur parlait. Il leur lisait des histoires, des pages de livres d'école, il leur glissait des images sous les portes, des dessins, des photos qui montraient à quoi ça ressemblait, dehors. Il a fait tout ce qu'il pouvait, le pauvre môme. Il avait même trouvé le moyen d'escalader le toit et d'entrer par les vasistas. C'est malin, les gosses, c'est malin bon sang. Et s'il parlait, c'était la mort, pour lui, la mère et les filles. Alors il l'a bouclée, toutes ces années. Et il a grandi. Et il a pris des forces. Et il l'a décapité. Puis il est sorti dans la rue, la hache à la main, ensanglanté, et il a attendu. Quand les flics sont arrivés, ils ont découvert la mère prostrée près du cadavre, et Enzo, devenu muet, a montré l'escalier du doigt. C'est là-haut qu'ils ont trouvé les deux sœurs. Dans des gourbis immondes, jamais nettoyés. Des matelas souillés à même le sol, sur lesquels cavalaient des souris et toutes les bestioles imaginables, un seau pour les besoins, que la mère vidait une fois la semaine, le jour du bain. Les cheveux blonds à peine coupés, les ongles taillés tous les trente-six du mois. Sales, maigres, nauséabondes. Des robes rose et bleu, grises de crasse. Quand les sœurs sont sorties de la maison, là, sur le trottoir, et si puantes fussent-elles, Enzo les a serrées dans ses bras, fort, longtemps, contre sa chemise trempée de sang. Il y a des photos, vous verrez. Et les flics n'ont pas osé intervenir, quand même. Ce n'est que plus tard qu'ils ont menotté et emmené Enzo. C'est la dernière fois qu'il les a vues avant la taule.