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— Tu visualises le plan de la maison Seguin ? C'est dans le dossier envoyé par Froissy, je l'ai lu dans le train. Regarde, commença Veyrenc en dessinant de son doigt sur le mur. Ici, l'entrée. À droite, la petite chambre d'Enzo, et les toilettes.

— Oui.

— À gauche, la porte qui donne sur la maison proprement dite. La porte qui ouvre sur la salle, l'étage avec les chambres, la salle d'eau et le grenier. Les soirs de « visite », on sait qu'Enzo était bouclé.

— Dans sa chambre, oui.

— Pas dans sa chambre. C'est la salle qui était fermée.

— C'est-à-dire la maison entière.

— Non, Enzo avait accès à une autre pièce.

— Mais non.

— Mais si. Celle à laquelle on ne pense jamais car on ne l'appelle pas « pièce » : l'entrée. Et pourquoi on ne l'appelle pas « pièce » ? Parce que ce n'en est pas une. C'est l'espace de jonction entre le monde extérieur et intérieur, c'est le sas. Il n'appartient pas vraiment à la maison. C'est l'espace d'Enzo.

— Qu'essaies-tu de dire, Louis ? Qu'Enzo va s'asseoir dans l'entrée, dans ce lieu à cheval entre les deux mondes ?

— Non, il y récupère les éléments du monde extérieur. C'est son travail, sa mission. Tu l'as dit.

Veyrenc considéra son doigt noir de crasse et l'essuya dans la paume de sa main. Adamsberg fixait le dessin sur le mur.

— Les éléments du monde extérieur, répéta-t-il.

— Ceux dont on se défait dans une entrée.

— Un portemanteau, des chapeaux, des bottes, des parapluies…

— Vise le portemanteau.

— Je vise. Pardessus, casquettes, blousons, vestes…

— Tu y es.

— Les « visiteurs » y suspendent leurs manteaux. D'accord, Louis. Et tu t'imagines qu'ils trimballent leurs papiers d'identité dans leurs poches pendant leurs expéditions ? Faudrait être des sacrés crétins.

— Ce sont les manteaux d'un orphelinat, Jean-Baptiste. Non seulement le nom de l'établissement y est imprimé, à l'intérieur, mais aussi le nom de l'élève. Cousu main sur une étiquette. Tout est marqué au nom des pensionnaires, de la casquette aux chaussettes. Ou bien comment redistribuer les fringues après les lessives ?

Adamsberg repassa son doigt sur les contours de la maison, hochant la tête, impressionné.

— Bon sang, dit-il, le doigt toujours collé au mur. L'entrée. On n'y pense jamais.

— Non.

— Et pourtant tout s'y trouvait. Enzo avait les noms des gars, et celui de leur orphelinat. Il avait tout. Pourquoi n'a-t-il rien dit ?

— Parce que sa sœur a dû le lui demander. L'une ou l'autre.

— Oui. Ce serait son affaire, son œuvre.

— Et depuis tant de temps, le trio se serre les coudes. Rien n'a filtré, nul n'a parlé. Où sont-ils à présent, les enfants Seguin ?

Adamsberg ôta son doigt, comme à regret, et les deux hommes reprirent leur marche.

— Selon Froissy, dit Veyrenc, impossible de les localiser.

— Si même elle ne les trouve pas, c'est qu'ils ont changé de nom, pas de doute là-dessus.

— Comme tout le monde, Enzo a dû apprendre en taule comment se procurer de faux papiers. Quant aux filles, il est très probable que la justice leur a accordé le droit de changer de nom.

— Et comment va-t-on retrouver deux jeunes filles placées en HP il y a quarante-neuf ans, sans savoir leur nom ni connaître leur visage ?

— Impossible.

— Alors on va bouffer. Notre train part à 21 heures. Tout rond.

— Le temps de prendre le car pour Nîmes, dit Veyrenc avec une moue, on devra se rabattre sur le buffet de la gare. Qui sera fermé. Au lieu qu'on pourrait faire relâche et dormir à Nîmes, et prendre le premier train du matin. Qu'est-ce que cela change ? Rien, me diras-tu. Et moi je répondrai : tout. Tu pourras dormir plus tôt. Prescription médicale, n'oublie pas.

— On est contraints d'y obéir.

— Un détail, on n'a pas pris de bagages.

— Tant pis.

— Les gars n'étaient pas propres non plus, sur la Trinidad.

Les deux hommes échouèrent à près de dix heures du soir dans un petit hôtel proche des arènes, qui servait encore à dîner.

— Je crois savoir ce qui m'exaspère dans ce nom de « Seguin », dit Adamsberg en fin de repas.

Le commissaire leva la main pour commander deux cafés. Le restaurant avait fermé mais, le temps de ranger, le patron leur avait laissé le champ libre.

— Tu te souviens ? De ce conte ? De l'histoire de ce monsieur Seguin et de sa pauvre petite chèvre ?

— Elle s'appelait Blanquette, dit Veyrenc. Et elle était si jolie que les châtaigniers s'inclinaient jusqu'à terre pour la caresser de leurs branches.

— Elle avait voulu fuir, n'est-ce pas, être libre ?

— Comme les six autres avant elle.

— J'avais oublié les six autres.

— Si. Monsieur Seguin aimait follement les petites chèvres, mais toutes voulaient lui échapper et toutes y avaient réussi. Blanquette était la septième.

— J'ai toujours pensé que Seguin était lui-même le loup. Et puisque sa chèvre rêvait de lui échapper, il avait préféré la bouffer.

— Ou l'agresser, précisa Veyrenc. En cas de révolte, Seguin menaçait ses chèvres de « voir le loup ». Tu connais le sens de l'expression : voir l'homme nu et connaître l'accouplement. Tu as raison. En réalité, Blanquette s'est fait violer. Rappelle-toi : face au loup, elle « a lutté toute la nuit », et c'est à l'aube qu'elle s'est affalée au sol, sa fourrure blanche toute sanglante — car la jolie petite chèvre était blanche, donc vierge —, pour se laisser dévorer. Tu te dis donc que Seguin portait bien son nom ?

— Non. Je me dis qu'Enzo lisait des histoires à ses sœurs. Je pense qu'elles connaissaient celle-là.

— C'est très probable, on la lisait alors dans toutes les écoles. À quoi penses-tu ?

— À ceci : quand on doit se choisir un autre nom, on conserve toujours une trace, un vestige de son ancien nom, ou de son ancien état.

— Oui.

— Alors réfléchis : Louise Chevrier. La chèvre. La chèvre prisonnière de monsieur Seguin, la victime dévorée.

— Louise Chevrier, répéta Veyrenc avec lenteur. Et Froissy ne trouve personne de ce nom né en 1943.

— Nouvelle identité, donc.

— Et changement de l'année de naissance.

— Comme dit Mercadet, un acte de naissance, ça se bidouille comme on veut.

— Trop tard pour réveiller Froissy, mais le prénom qu'elle s'est choisi, Louise, est sans doute son second ou troisième prénom.

— Oui, dit Adamsberg en composant un message.

— Qui réveilles-tu ?

— Froissy.

— Elle dort, bon sang.

— Mais non.

— Quelque chose ne colle pas, Jean-Baptiste : Annette est libérée à l'âge de dix-neuf ans. Et quatorze ans plus tard, elle se ferait violer par Carnot ? Ce ne serait pas une foutue coïncidence ?

— Qui te parle d'une coïncidence ? Carnot est l'ami de Landrieu et des autres, non ? Annette fut leur proie, ils la reprennent.

— Je pense que Froissy dort. Tu es une brute.

— À ce propos, Louis, j'ai cassé la gueule de Danglard.

— Fort ?

— Assez, oui. Mais un seul coup, au menton. Ce n'était pas un coup d'ailleurs, c'était un rite de passage. Un rite de retour, plutôt.

Le téléphone vibra sur la table.

— Tu vois qu'elle ne dort pas.

— Elle va te mentir.

— Pardon, commissaire, je dînais. Prénoms de l'aînée : Bernadette, Marguerite, Hélène. Prénoms de la cadette : Annette, Rose, Louise.