— Ce mouchetis de gris, ça ne facilite pas les choses.
— Ici, dit Adamsberg qui était accroupi sous la fenêtre, l'empreinte est assez nette.
— Tennis, dit Veyrenc.
— L'équipement banal. Mais toujours risqué, à cause des rainures. Qui semblent larges. Regarde si elle a semé quelque chose, de la terre, des cailloux, du végétal.
— Rien en vue.
— Moi non plus. Sauf ceci.
Du bout de sa pincette, Adamsberg éleva dans la lumière du jour un cheveu de quelque vingt centimètres.
— Elle a dû les attendre un bout de temps, se frotter la tête, se gratter, signe de nervosité. L'entreprise n'était pas simple, avec trois flics lui tournant autour.
— Presque roux, avec deux centimètres de gris à la racine. Et recourbé. Une mise en plis sans doute.
— Et cet autre encore. Cela m'épaterait qu'Enzo porte des cheveux longs, teints et mis en plis.
— Femme, admit Veyrenc. Assez âgée.
— Passe-moi la loupe. Oui, on a le bulbe à l'extrémité. Quatre cheveux, conclut-il après ramassage. Tu peux fermer le sac, nous sommes riches. Les empreintes, allons-y.
— Rien sur les vitres, la poussière est intacte.
Veyrenc passa à la poudre tout l'encadrement de la fenêtre.
— Elle avait des gants, dit-il. Qui n'a pas de gants ? Il y a cette écaille de peinture, sur l'appui. C'est là qu'elle a posé le canon.
Adamsberg prit deux photos, puis deux autres de l'empreinte partielle de pas.
— On va contrôler l'escalier, dit-il, et surtout les premières marches. C'est quand la semelle se plie qu'elle lâche ses secrets. Comme nous, quand on craque, quand on cède.
Marches qui leur offrirent trois gravillons. Qui auraient pu venir de n'importe où, du cimetière comme des bords de la route qui longeait la haie. Et une feuille de trèfle pliée qui, bien qu'inutile, semblait constituer une petite offrande finale.
— On prend quand même, dit Adamsberg en ouvrant un dernier sachet.
— Pourquoi ?
— J'aime bien le trèfle.
— Comme tu veux, dit Veyrenc qui usait souvent de cette réplique avec Adamsberg, non qu'il acceptât toutes ses propositions mais parce qu'il savait quand il était vain de parlementer.
— Retancourt ? demanda Adamsberg en la rejoignant sur la scène de crime, où elle s'était installée sur une des chaises en plastique, grattant sa main. Vous êtes assise sur les lieux du délit ?
— Déjà examinée. Rien. Fil de nylon, rien. Et je me suis piquée sur une saleté d'ortie.
— Venin végétal, lieutenant.
— De votre côté ?
— Quatre cheveux avec bulbes. ADN. Et une feuille de trèfle.
— Qui nous sert à quoi ? Le trèfle ?
— À nous rafraîchir.
Veyrenc s'assit sur la seconde chaise, et Adamsberg par terre, en tailleur.
— C'est une femme âgée, dit-il, aux cheveux gris, teints en roux pâle, et mis en plis. Qui se balade avec un fusil hypodermique pliable dans un sac de voyage. Et des seringues emplies chacune du venin de vingt-deux recluses. Qui fut violée dans sa jeunesse, ou dans sa maturité. Tout au moins il y a plus de vingt ans, quand le premier type fut abattu d'une balle dans le dos.
— Ça ne nous donne pas grand-chose.
— Cela nous rapproche, Retancourt.
— Du 52e. Le nom du marin m'a échappé. Je veux dire, le vrai nom de Magellan, en portugais.
— Fernão de Magalhães.
— Merci.
— De rien.
Adamsberg croisa les jambes dans l'autre sens, puis fouilla dans sa poche et sortit deux cigarettes de Zerk, qui commençaient à s'abîmer. Il en tendit une à Veyrenc puis alluma la sienne.
— J'en veux bien une, dit Retancourt.
— Vous ne fumez pas, lieutenant.
— Mais celles-ci, elles sont volées ? Si j'ai bien compris ?
— Absolument.
— Alors j'en prends une.
Ils restèrent ainsi tous les trois, à fumer en silence des cigarettes à moitié vides sous le soleil du matin.
— C'était bien, dit Adamsberg en composant un numéro sur son portable. Irène ? Je vous réveille ?
— Je bois mon café.
— Vous avez su ? Les deux en même temps ?
— Je viens de le voir sur les forums. C'est sacrément rageant quand même.
— Ça l'est, confirma-t-il, relevant cette même réaction de frustration coléreuse que chez Retancourt. D'autant que j'avais trois officiers de garde qui tournaient autour de leur table. Rien remarqué, pas vu pas pris.
— Je dis rien contre la police, attention, je ne dis pas que c'était facile, je ne dis pas que vous n'avez pas travaillé, commissaire. Je ne dis rien mais quand même, il les a tous eus et on sait toujours pas ni quoi ni qu'est-ce. C'est rageant. Je dis pas que c'étaient des hommes sympathiques, à ce que vous m'avez expliqué, mais quand même, ça fait rager.
— Dites-moi, Irène, vous êtes seule ?
— Ah oui. Louise prend son petit-déjeuner dans sa chambre. Elle ne sait pas encore pour les deux derniers. Grâce à Dieu j'ai encore un peu de calme. Et Élisabeth dort.
— Je vais encore vous embêter, sur votre Louise. Tâchez de répondre à mes questions sans réfléchir.
— C'est pas mon genre, commissaire.
— J'ai remarqué. À quelle heure Louise est-elle montée dans sa chambre hier soir ?
— Oh, elle avait pas faim, avec cet enterrement. C'est l'atmosphère. Un bol de soupe à cinq heures et je l'ai plus revue.
— Et ensuite, savez-vous si elle est sortie ?
— Ben pour faire quoi ?
— Je n'en sais rien.
— Disons que ça lui arrive de marcher le soir dans la rue, quand elle a ses insomnies. Comme il n'y a plus personne dehors, elle n'a pas peur de croiser des hommes, vous voyez ?
— Oui. Et donc ? Hier soir ?
— C'est difficile à dire, et quand même ça me gêne. Faut comprendre qu'elle se lève quasi toutes les trois heures pour aller…
— À la salle de bains, dit Adamsberg.
— Voilà, vous comprenez les choses. Et sa porte grince. Alors chaque fois, ça me réveille.
— Et vous avez entendu la porte grincer cette nuit.
— Je viens de vous l'expliquer, commissaire : comme toutes les nuits. Quant à savoir si elle a été faire un tour pour chercher le sommeil, je ne pourrais pas vous dire.
— Oubliez, Irène. Je voudrais vous envoyer quelqu'un. Une femme, ça ira ? Elle aimerait photographier les cachettes à recluses que vous avez chez vous.
— Ben c'est pour quoi ?
— Pour mon dossier à la hiérarchie. Ils veulent tout savoir, tout contrôler, c'est comme cela qu'ils sont, là-haut. Ce sera une preuve visuelle que les recluses se cachent.
— Et alors ?
— Et alors suivez-moi bien, plus le dossier est gros, mieux ça passe. Et comme l'enquête est un échec, j'ai intérêt à fournir beaucoup de travail de terrain.
— Ah là oui, je comprends.
— Je peux vous l'envoyer ?
— Mais je vous ai pas raconté ! dit Irène d'une voix soudain changée, montant dans les aigus. J'en ai une autre !
— Une colocataire ?
— Mais non, tassée tout au fond du rouleau de papier essuie-tout ! Je l'ai découverte ce matin, dans la cuisine !
— Une recluse, vous voulez dire ?
— Commissaire, qui d'autre irait se tasser au fond d'un rouleau de papier ? Bien sûr une recluse. Et belle comme tout ! C'est une femelle, adulte. Mais faut que je la déménage tant qu'il n'y a pas encore de cocon. Imaginez la Louise si elle la voit. Ce serait la fin de tout.
— S'il vous plaît, ne la déménagez pas tout de suite. Pour ma photographe.