— Ah je comprends. Mais faites vite alors, parce que Louise, par ces temps, elle scrute partout. Et elle se sert tout le temps d'essuie-tout.
— Dans une heure et quart, ça ira ?
— C'est parfait, je serai prête. Parce qu'il faut tout de même que je sois prête.
— Bien sûr.
— Elle est sympathique, cette femme ?
— Très.
— Et comment je fais pour éloigner Louise pendant qu'elle prend ses photos ?
— Vous ne l'éloignez pas. Vous l'invitez à prendre un café avec elle, ça la distraira.
— Elle ne boit que du thé.
— Alors du thé.
— Et pour les photos ?
— Elle dira qu'elle vient vérifier l'efficacité de la désinsectisation. Ça rassurera beaucoup Louise.
— Parce que j'ai fait désinsectiser, moi ?
— Oui. Sous la pression.
— Et quand ?
— Au petit matin.
— Bon, si vous le dites. C'est vrai que ça va la calmer, j'y avais pas pensé.
Adamsberg raccrocha et se releva, frotta son pantalon et sourit à Retancourt.
— Je sens que c'est pour moi, dit-elle.
— Oui. Une visite à ma flic arachnologue, à Cadeirac. Irène.
Adamsberg lui expliqua en quelques mots sa mission photographique post-désinsectisation.
— Mais ce qui vous intéresse, c'est Louise Chevrier. Vous prendrez le thé avec elle.
— Obligatoire, le thé ? Je ne peux pas avoir du café ?
— Bien sûr que si. Ce que je veux savoir, Retancourt, ce sont trois choses : primo, est-ce qu'elle fait son âge ? Soixante-treize ans ? Ou plutôt soixante-huit ?
— À cinq ans près, dites, ce n'est pas facile.
— Je m'en doute. Deuzio : a-t-elle les cheveux teints en roux pâle ? Avec deux centimètres de racines grises ? Et mis en plis ? Comme cela, ajouta-t-il en sortant le sachet de la mallette. Observez bien.
— Vu.
— Tertio : comment sont ses dents de devant ? Vraies ou fausses ? Débrouillez-vous, faites-la rire, tout au moins sourire. C'est très important. Une blague sur la collection d'Irène pourrait fonctionner. Elle trouve cela hideux.
— Qu'est-ce qu'elle collectionne ?
— Des boules à neige. Ces trucs qu'on secoue et qui font de la neige sur un monument.
— Vu.
— Enfin, demandez à aller à la salle de bains. Et prélevez des cheveux sur la brosse ou le peigne.
— Ce qui, sans commission rogatoire, est un délit.
— Bien sûr. Il doit y avoir deux brosses, celle d'Irène, mais elle se teint en blond, et celle de Louise. Pas de confusion possible.
— Si elle se teint en roux. Ce qu'on ne sait pas.
— Exact. Et prévenez-moi des résultats dès que possible. Ne vous étonnez pas qu'Irène m'appelle parfois « Jean-Bapt » devant Louise. C'est un truc entre nous. Ah, une chose encore : j'ai dit à Irène que vous étiez très sympathique.
— Bon sang, dit Retancourt, qui perdit un soupçon de son assurance.
Elle réfléchit un moment.
— On se débrouillera, dit-elle finalement. Je pense pouvoir faire cela.
— Qui en douterait, Violette ?
Retancourt déposa Adamsberg et Veyrenc à leur hôtel de Nîmes et fila aussitôt vers Cadeirac, appareil au poing.
Adamsberg prit le temps d'envoyer un message à Froissy pour lui dire d'abandonner la recherche sur le sourire de Louise. Un autre à Noël et Justin pour leur commander de rentrer à la Brigade.
— Je propose, dit-il à Veyrenc : solide petit-déjeuner puis repos jusqu'à l'appel de Retancourt.
— Tu penses qu'elle va se tirer de cette visite ? Ce n'est pas simple. Mensonges, délicatesse, tact psychologique.
— Retancourt se sort de tout. Elle conduirait le San Antonio à elle seule.
— Tu tires peut-être un peu trop sur la longe.
— Retancourt n'a pas de longe, dit Adamsberg en regardant son ami. Et si elle en avait une, elle ferait le tour du monde.
XL
C'est Veyrenc qui reçut le message de Retancourt, vers midi.
— Pas moyen de joindre le commissaire, faites passer. Louise : fausses dents, voire dentier complet. Cheveux d'apparence identique à l'échantillon. Paraît soixante-dix ans. Savait conduire, « dans le temps ». Cabinet de toilette dans sa chambre, rien pu prélever dans salle de bains. Pouvais pas aller dans ses appartements, tout grince là-dedans. Terreur des recluses bien réelle. Louise a évoqué ses études de droit à Nîmes, tout abandonné à la suite d'un « pépin ». Elle a parlé du « droit du travail », avec des termes techniques convaincants. D'autre part, délit pour délit, j'ai fauché sa petite cuillère. J'ai ÉTÉ sympathique, elles aussi. Irène — elle est marrante, mais ça bavarde et ça roucoule sans cesse, pas trop mon truc — m'a confié la foutue boule à neige de Rochefort pour le commissaire.
Veyrenc entra dans la chambre d'Adamsberg, qui dormait encore, tout habillé sur le lit. Il le secoua par le bras.
— Nouvelles de Retancourt, Jean-Baptiste. Elle a essayé de te joindre plusieurs fois.
— Rien entendu.
Adamsberg sourit à la lecture du message.
— Joli coup, la petite cuillère.
— Tu la soupçonnes à ce point ?
— Le faux nom, l'âge, les cheveux, les dents, pour le moment ça colle.
— Qu'est-ce qui te chiffonne avec ces dents ?
Adamsberg soupira, et rendit son portable à Veyrenc.
— Ma recluse, Louis, n'avait plus que quelques dents pourries dans la bouche. Dénutrition. Une fois sortie du…, merde, quel est le mot ? Tu sais, ce truc où l'on élève des pigeons ?
— Un pigeonnier, Jean-Baptiste.
— J'ai dû trop dormir, dit Adamsberg en se recoiffant avec ses doigts. Ne pas retrouver le mot « pigeonnier », c'est plutôt grave.
Adamsberg demeura assis sur le lit quelques instants, puis enfila ses chaussures et ouvrit son carnet de notes. Pigeonnier, j'ai pas trouvé le mot.
— C'est l'extraction, dit Veyrenc. Ce doc te l'a dit.
— Tout de même.
— Oublie ce pigeonnier, je reviens à Louise. D'accord, il y a ce nom, Chevrier, la petite vierge blanche de monsieur Seguin. Il y a le viol par Carnot, lié à Landrieu, lié à la bande de l'orphelinat. Il y a ses cheveux, il y a ses phobies, le savon, le jet d'huile. Mais il y a sa terreur des recluses aussi. Et si elle a réellement commencé des études de droit avant le viol — le « pépin » —, elle ne peut pas être la séquestrée de Nîmes. Froissy a sans doute raison, elle est née à l'étranger.
— Elle nous enfume. Tout converge et c'est solide. En apparence.
— En apparence ? Tu es convaincu de tenir ta tueuse mais soudain, ce n'est qu'en « apparence » ?
— Ce sont toutes ces baies fermées, Louis. C'en est peut-être une autre. Non, ce n'est pas cela, rectifia-t-il. Quelque chose qui me gêne, un rien, qui me gratte à nouveau, dirait Lucio.
— Depuis quand ?
— Impossible à dire.
— Quel rien ?
— Impossible à savoir.
— Viens, on vide les chambres et on va déjeuner.
— Drekka, borða, dit Adamsberg en se levant. Et on rentre. Envoi en urgence des cheveux et de la cuillère au labo pour l'ADN. On saura si, oui ou non, elle était planquée dans ce cagibi avec son flingue et son venin. Et on peut espérer une correspondance avec la famille Seguin.
— En 1984, Enzo n'a pas pu être fiché génétiquement à sa sortie de taule, c'était trop tôt. Il faudrait déterrer les corps des parents.