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— Ou déterrer des archives la hache qui a tué le père. Qui nous dira si Louise fut sa chevrette attachée. Et qui, à la différence de l'histoire, se libère en tuant les loups.

Depuis le train qui les ramenait vers Paris, Adamsberg adressa un message à Retancourt : Félicitations et fin de mission. Déposez le sachet à cuillère sur ma table. Puis il s'éloigna dans le sas entre les wagons pour appeler le docteur Martin-Pécherat.

— Vous vous rappelez la recluse dans son pigeonnier, docteur ?

— Évidemment.

— Eh bien, ce midi, je n'ai pas pu retrouver le mot « pigeonnier ».

— Vous dormez, comme conseillé ? demanda le médecin.

— Je n'ai jamais autant dormi de ma vie.

— C'est parfait.

— Ce mot « pigeonnier » qui m'échappe, c'est un effet collatéral de mon extraction dentaire ?

— Non, la cicatrisation est en route. Mais c'est un évitement. Nous en faisons tous.

— C'est-à-dire, un « évitement » ?

— Quelque chose que l'on sait et que l'on ne veut pas savoir.

— Pourquoi ?

— Parce que cela nous perturbe, cela nous pose un problème qu'on préfère contourner. Ne pas nommer.

— Docteur, il s'agit du mot « pigeonnier ». Il s'agit donc forcément de ma recluse, non ?

— Non. Ce chapitre est achevé et vous y avez libre accès. Avez-vous connu un pigeon ?

— Connu ? Mais six millions de Parisiens connaissent un pigeon.

— Je ne parle pas de cela. Avez-vous eu, à titre personnel, un souci avec un pigeon ? Prenez le temps de réfléchir.

Adamsberg s'adossa à la portière du train, laissa le balancement du wagon faire osciller son corps.

— Oui, dit-il. C'était un pigeon dont on avait entravé les pattes. Je l'ai recueilli et soigné. Il vient me voir presque chaque mois.

— Vous y êtes attaché ?

— Je me suis inquiété de sa survie, c'est vrai. Et j'apprécie ses visites. À cela près qu'il chie chaque fois sur la table de la cuisine.

— Ce qui signifie qu'il reconnaît votre maison comme un territoire d'accueil. Il le marque. Ne nettoyez pas sa fiente devant lui. Vous le blesseriez, Adamsberg, et cette fois, psychologiquement.

— Parce qu'on peut blesser un pigeon psychologiquement ?

— Cela va de soi.

— Et donc, ce mot, « pigeonnier » ? Mon sauvetage de ce pigeon n'est pas récent, docteur.

— C'est sans doute l'entrave de ses pattes qui vous a marqué. Le fait qu'il fut rendu prisonnier. Cela a à voir avec votre enquête, avec les séquestrées. Vous en avez localisé ?

— Oui, un cas effroyable, il y a quarante-neuf ans. Je pense que l'une des deux fillettes est la meurtrière.

— Et cela vous désole de risquer de l'arrêter. De la remettre en cage, dans un pigeonnier, de vos propres mains.

— C'est exact.

— Et normal. D'où l'évitement. Il y a bien sûr une autre possibilité, plus faible.

— Qui est ?

— Il y a un second sens à « pigeon » : celui qui se fait avoir. Vous craignez peut-être qu'on vous balade, qu'on vous prenne pour un pigeon. En d'autres termes, qu'on vous raconte des salades. Et pour que cette éventualité, inconsciente, vous blesse jusqu'à éviter le mot simple de « pigeonnier » — « pigeonner », il s'agirait d'une personne qui vous touche de près. D'une trahison. Venue d'un membre de la Brigade.

— J'ai été trahi par mon plus vieil adjoint, mais j'ai réglé son cas.

— Comment ?

— En fracassant la posture dans laquelle il s'était empêtré.

— Comment ? répéta le médecin.

— En lui cassant la gueule.

— Ah. C'est expéditif. Et cela a fonctionné ?

— Très bien. Il est redevenu lui-même.

— C'est bien sûr une thérapie à laquelle je ne peux pas avoir recours, dit le psychiatre en laissant aller son grand rire. Mais restons sérieux. Exit cet adjoint. Efforcez-vous de réfléchir à d'autres membres de votre équipe. Peut-être craignez-vous que l'un d'entre eux ne vous ait pas donné toutes les informations ? Après tout, on peut souhaiter que l'assassin de ces salopards s'en tire ? Estimer qu'il exerce une vengeance méritée ?

— Non, dit Adamsberg, je ne veux pas l'envisager.

— J'ai bien dit deux possibilités. Soit l'idée de remettre l'animal blessé, la femme, dans ses entraves, soit la trahison d'un des vôtres. À présent, à vous de penser, Adamsberg.

— Je ne sais pas penser.

— Alors dormez.

Le commissaire reprit sa place, troublé. Il nota les deux hypothèses du médecin sur son carnet. Remettre aux fers la petite séquestrée, même devenue démente et meurtrière ? L'envoyer en cellule y finir ses jours comme elle les avait commencés ? Devenir son dernier geôlier ? Son ultime monsieur Seguin ? Il tentait de faire son boulot, il tentait de ne pas y penser. Ne pas y penser car trop douloureux : l'évitement.

Il s'obligea à considérer la seconde hypothèse. On le « pigeonnait ». Un membre de l'équipage détournait la route du vaisseau, comme Danglard l'avait déjà tenté. Qui avait fait remonter les informations ? Froissy et Mercadet : ni l'un ni l'autre ne trouvait quoi que ce soit sur les sœurs Seguin. Ou disait ne rien trouver. Voisenet, Justin, Noël, Lamarre, en surveillance : qui avaient assuré qu'aucun membre de la Bande des mordus n'avait bougé pendant l'assassinat de Vessac. Et c'est ainsi que la piste avait été abandonnée. Retancourt, bien sûr. Qui avait manqué la tueuse de Torrailles et de Lambertin. Il était rare que Retancourt manque quelque chose. Pourquoi n'avait-elle pas envisagé que l'assassin puisse être dans la maison, et non pas en approche ? Mais lui-même avait été lent, avant de penser à un fusil hypodermique. Il ne lui avait donc donné aucune consigne en ce sens. À quelques heures près, il aurait ordonné qu'on isole Torrailles et Lambertin dans une pièce fermée sous la protection des flics. C'était de sa propre faute. Néanmoins elle s'était justifiée et excusée, elle avait dit « Je suis désolée », ce qui, là encore, ne lui ressemblait pas. Non, pas Retancourt, faites que Retancourt ne me balade pas.

Au soir, Adamsberg passa à la Brigade quasi dépeuplée pour adresser une demande de recherche aux archives, concernant l'homicide d'Eugène Seguin, Nîmes, 1967. Il ne se faisait pas beaucoup d'illusions sur la réactivité des services, surtout sans appui officiel descendu des hauts lieux. Retrouver une hache enfouie dans des cartons depuis quarante-neuf ans relevait de l'exploit sur longue durée. Les cheveux échantillonnés et la cuillère à thé partirent à l'analyse par porteur spécial, accompagnés d'une demande d'urgence personnelle adressée à Louvain, l'un des seigneurs du service ADN.

Il laissa des consignes à l'équipe de garde du dimanche pour le repas des merles, pria Veyrenc de rédiger un rapport à l'équipe sur les événements de Lédignan. Gardon, affecté à l'accueil, lui confessa tête basse qu'il se sentait incapable de manipuler des vers gigotant pour les semer dans la terre. En revanche, Estalère se proposa avec joie. Il était en congé demain, mais il passerait le matin et le soir répandre les vers, le cake et les framboises.

Estalère, lui, n'avait fait remonter aucune information. D'Estalère, il pouvait être sûr comme d'un fils.

XLI

Adamsberg prenait conscience que ce n'était pas une seule « proto-pensée » qui embrouillait son esprit mais toute une bande éparse de bulles gazeuses — et bien sûr que cela existait —, dont certaines si petites qu'on pouvait à peine les discerner. Il les sentait s'agiter dans des voies diverses et leurs trajectoires s'affoler. En prise à deux questions irrésolues — et il y en avait d'autres, de toute évidence —, les bulles n'avaient pas plus de chances de trouver un chemin qu'un homme qui louche. Ou que ce fameux type qui court deux lièvres à la fois — et on ne sait pas pourquoi, à moins d'être un crétin complet — et les manque tous les deux.