Comme en écho à la turbulence de ces bulles, comme pour les voir s'affairer, les espionner peut-être, il jouait avec sa boule à neige. Il la secouait et observait le tourbillon désordonné des particules blanches tombant sur le blason de la ville de Rochefort : une étoile à cinq branches, un donjon, et un vaisseau à trois mâts, toutes voiles déployées.
Toujours le vaisseau. Qu'aurait fait le dur Magellan face à une femme martyre et meurtrière ? L'aurait-il décapitée et démembrée, comme l'aurait voulu la coutume de ces temps ? Abandonnée sur un rivage désert, comme il l'avait fait avec certains des hommes qui l'avaient trahi ?
Deux éléments persistaient sur sa route : le clocher de La Miséricorde et le reclusoir du Pré d'Albret. Mais rien, ou presque rien, ne racontait que la femme qui y avait vécu eût quoi que ce soit à voir avec la tueuse qui avait réussi à anéantir dix hommes en vingt ans. Et ce presque rien parcourait ses pensées : la sainte de Lourdes se nommait Bernadette. L'aînée des filles Seguin se nommait Bernadette. L'incapacité de vivre l'avait-elle conduite vers les terres de sa sainte tutélaire pour se cloîtrer sous son aile ? Ou bien sa cadette ? L'une ? L'autre ? Louise ?
Au matin, les nouvelles parvenues depuis l'hôpital de Nîmes n'étaient pas bonnes : les médecins ne donnaient aux deux derniers « mordus » que deux à trois jours à vivre. Les analyses de sang, cette fois effectuées en détail, avaient mis en évidence une dose de venin quelque vingt fois supérieure à celle d'une recluse. Le Dr Pujol avait eu raison. Il fallait au moins quarante-quatre glandes pour abattre un homme de corpulence moyenne, et donc trouver et faire cracher la masse impossible de cent trente-deux recluses. Et comment ?
Adamsberg lui-même n'arrivait à rien faire cracher de sa propre recluse de Lourdes. La théorie du venin contre venin, fluide contre fluide, ne le satisfaisait pas entièrement. Avec des serpents, pourquoi pas ? Mais avec des recluses ? Il fallait un moteur plus puissant encore pour choisir une manière de tuer si complexe. Et depuis que cette femme hideuse avait resurgi des entrailles de sa mémoire, seule une réclusion réelle lui semblait justifier une entreprise aussi folle. Seul ce statut de recluse pouvait expliquer que cette femme se soit incarnée en l'araignée du même nom, qui vivait avec elle dans son cachot noir. En même temps que sa transformation physique — ses ongles en griffes, sa chevelure en crinière, qui la rapprochaient de l'allure d'une bête — pouvait éclairer sa métamorphose en animal, en un animal au venin puissant, liquide et pénétrant. C'était son arme, elle n'avait pas le choix.
Sensation obsédante mais plus que gazeuse, qu'aucun étai un peu factuel ne venait soutenir. « Vacillante », avait décrété Martin-Pécherat. « Martin-Pécherat », quel nom tout de même.
Inutile de chercher des informations sur place. Cette femme avait été entourée d'un silence sacré et l'était toujours. Son secret, son identité, s'étaient enfouis avec elle.
Enfouis. Adamsberg redressa la tête. À quoi bon avoir fréquenté un archéologue pour n'avoir pas songé à arracher la vérité dans la terre même où elle avait vécu ? Il boucla un bagage à la hâte, fourra la boule à neige dans sa poche et attrapa le train de 10 h 24 pour Lourdes. Depuis le sas, il appela Mathias, le préhistorien, et échangea quelques nouvelles : Mathias attendait un chantier d'été sur un site solutréen ; Lucien accroissait sa notoriété d'historien de la Grande Guerre ; Marc, le médiéviste, alternait toujours cours à l'université et repassage de draps ; la causticité de son parrain, le vieux flic Vandossler, se maintenait à son meilleur et Marc persistait à voler de la nourriture, particulièrement des lièvres et des langoustines.
— Je crois que cela ne lui passera jamais, dit Mathias. Mais Lucien cuisine cela à la perfection. De quoi s'agit-il ?
— D'une fouille. Non rémunérée, mais je peux me débrouiller, peut-être.
— Si c'est pour toi, je ne veux pas de fric. Tu es sur un meurtre ?
— Dix meurtres. Dont six au cours du mois dernier.
— Et donc ? Tu as des tombes à fouiller ?
— Non, je cherche le sol d'un ancien pigeonnier.
— Le sol d'occupation ? Tu veux des fientes ?
— C'est une recluse qui y a vécu, pendant cinq ans. Il y a longtemps, tu n'étais même pas né. Et moi, j'étais enfant.
— Tu parles d'une véritable recluse ?
— Véritable, médiévale.
— Et que veux-tu faire cracher à ce sol ?
— L'identité de cette femme. Je vais avoir besoin de ton aide. Je peux avoir des hommes pour dégager l'herbe et l'humus. Mais ensuite ? Pour examiner le sol de son « habitat », à qui veux-tu que je m'adresse ? À des flics ? Je te rassure, la surface ne doit pas dépasser 4 m2.
— Bien sûr, elle ne s'est pas cloîtrée dans un trois-pièces, si elle fut, comme tu le dis, une authentique recluse.
— Mais il me faudra une fouille très fine, Mathias. Capable de récupérer sans pollution des échantillons d'ADN, cheveux et dents.
— Pas de problème, dit le tranquille et massif Mathias.
— Des cheveux, il y en aura sans doute des quantités. Mais après tant d'années dans l'humidité, les bulbes capillaires auront été détruits. Et les tiges elles-mêmes peuvent être dégradées. Je mise sur les dents, où la pulpe est à l'abri.
— Qu'est-ce qui te fait espérer trouver des dents ?
— Je l'ai vue.
— Tu l'as vue ?
— Elle avait la bouche grande ouverte. Elle n'avait plus que des chicots pourris.
— Le scorbut ? La maladie des marins au long cours.
— Je suis en plein dedans.
— Tu projettes cela pour quand ?
— Dès que tu le peux. Je suis déjà en route pour tenter de repérer les lieux. Je sais où est le pré, mais il fait quelque quatre hectares.
— Le pigeonnier a été démoli ?
— Rasé aussitôt après son départ.
— Sache une chose pour t'aider dans ton repérage à travers champs. Si le sol d'occupation n'est pas trop profond, il influence la pousse et l'allure de la végétation. Même deux mille ans plus tard.
— Tu me l'avais dit.
— Sous l'humus, il y aura donc les restes de gravats de l'ancien pigeonnier, en rond. Et sur des gravats, l'herbe vient mal. Attends-toi à trouver de la ronce, de l'ortie, des chardons. Cherche un cercle de ce qu'on nomme des « mauvaises herbes ».
— Compris.
— Et dans ce cercle, tu auras des quantités considérables d'excréments et de déchets organiques. Là-dessus va pousser une végétation très enrichie, de l'herbe grasse, pure, serrée, très verte. Tu visualises ?
— Un rond d'herbe dense cerné d'orties.
— C'est cela. Pour ne pas le manquer, ne regarde pas le pré verticalement. Penche-toi et observe la surface en vue rasante. Et tu le trouveras. Je te rejoins là-bas avec le matériel. C'est où ?
— À six kilomètres de Lourdes environ.
— En camionnette, compte environ dix à onze heures avant mon arrivée. Départ demain.
— Je te remercie.
— Ne t'y trompe pas, cela m'intéresse.
Il était presque huit heures du soir quand Adamsberg freina devant le Pré d'Albret. Il avait d'abord cherché un hébergement, mais tout Lourdes et ses environs étaient saturés. On y réservait des mois à l'avance. Il appela Mathias.