— Je suis sur le champ de manœuvres. Peux-tu apporter du matériel de camping ? Il n'y a nulle part où loger.
— Pour combien ?
— Toi, moi, et deux de mes hommes. Ou plutôt, toi, moi, deux de mes hommes dont une femme qui en vaut dix. S'ils viennent.
— On fera cela. De ton côté, arrange-toi pour trouver des combinaisons, des gants et tout le bazar anti-contamination. Tu vois quelque chose ?
— Je débute et j'ai faim. Vous bouffez quoi, ce soir ?
— Du civet de lièvre aux langoustines, je suppose. Et toi ?
— Des épinards bouillis dans de l'eau de Lourdes, je suppose.
— Pourquoi es-tu seul, sans personne pour t'aider ?
— Parce que je n'ai prévenu personne. Pas encore.
— Tu ne changes pas, et cela me va.
Adamsberg choisit de diviser à l'œil le terrain en huit bandes et commença à arpenter le pré, avançant le buste penché, comme le lui avait indiqué Mathias. L'herbe n'était pas haute, grâce au récent passage de moutons qui y avaient laissé quantité de crottes. Ce qui lui rappela le coup de sabot de la brebis islandaise qui avait enfoncé son portable dans ses excréments. Il arrêta sa recherche à 9 heures du soir, alors que la lumière baissait, et prit la route de Lourdes où il trouva un restaurant de routiers épargné par les pèlerins. Il y avala une portion consistante de ragoût avec un côtes-du-rhône piquant, ne sachant plus si son impulsion du matin de fouiller les déchets de la recluse tenait debout d'une manière ou d'une autre. Il appela Veyrenc, pour qu'un homme de la Brigade au moins soit informé de son absence. Quand Louis décrocha, il reconnut le bruit de fond du restaurant.
— Tu es à La Garbure ?
— Rejoins-moi. Je commence tout juste.
— Je suis un peu loin, Louis. Dans un restaurant de routiers à deux pas de Lourdes.
Il y eut un silence, Estelle servait le lieutenant.
— Tu cherches les traces de ta recluse ?
— J'arpente son pré, d'environ quatre hectares.
— Et comment espères-tu repérer l'emplacement ?
— À l'œil. L'herbe repousse mal sur des anciens gravats mais elle vient verte et drue sur une terre gavée de matières organiques.
— Comment sais-tu cela ?
— Un ami archéologue.
— Parce que tu comptes fouiller ?
— Oui.
— Pour y trouver quoi ?
— Ses dents.
— Tu n'as prévenu personne ?
— Non.
— Tu crains Danglard ?
— Je crains leur lassitude. Nous en sommes au deuxième échec. Le premier avec la fin de piste des garçons mordus. Si tant est qu'elle soit finie. Le second avec les six exécutions au venin. Qu'on n'a pas su empêcher. Je ne vais pas, maintenant, aller chercher leur accord pour fouiller dans les restes d'une recluse que rien ne relie aux meurtres au prétexte que je l'ai vue enfant. Rien, hormis deux mots : « Bernadette » et « recluse ».
— Soit. Que veux-tu dire par « Si tant est que la piste soit finie » ? Pour les enfants mordus ?
— Danglard a été capable de trahir pour protéger son beau-frère. Qui te dit qu'un autre n'en a pas fait autant ? Sommes-nous si sûrs qu'aucun des mordus n'a bougé pendant l'assassinat de Vessac ?
— Tu parles des agents de la Brigade ?
— J'y suis obligé.
— Danglard comptait un des mordus dans sa famille, il n'y en aura pas un deuxième.
— Je ne te parle pas de motif familial, mais éthique : le refus d'arrêter la tueuse. Je suis contraint de me le demander, puisque je me demande moi-même ce que je ferai quand je la tiendrai. Si je la trouve. Si c'est encore une baie fermée, nous reprendrons le chemin des mordus. Dès le début, Petit Louis et les autres ont tous compris ce qui se passait. Mais pas un d'entre eux n'a alerté les flics pour sauver les derniers vieux.
— Parce qu'ils protégeaient l'un des leurs.
— Ou la tueuse. Peut-être savent-ils qui elle est.
— Inutile de les torturer, ils se tairont tous. Il n'y a plus personne à tuer. La piste est froide.
Adamsberg marqua un temps d'arrêt, puis sortit son carnet de sa poche.
— Qu'est-ce que tu viens de dire ?
— Que la piste était froide.
— Non, avant cela. Tu as dit une banalité, répète-la-moi s'il te plaît.
— Que de toute façon, ils se tairaient tous. Qu'il n'y a plus personne à tuer.
— Merci, Louis. Ne préviens personne pour le moment. C'est inutile avant que j'obtienne l'accord municipal pour fouiller. Ce qui n'est pas évident, le lieu est protégé, intact. Je suppose que personne n'a voulu l'acheter à l'époque, et tirer des profits d'une terre sainte. Et cela perdure. Il n'est parcouru que par les moutons, mais sans doute les moutons n'offensent pas la sainteté, en tant que brebis du Seigneur ou quelque chose de ce type.
Adamsberg n'avait pas l'intention d'aller jusqu'à Pau pour trouver des hôtels porte close. Il gara de nouveau sa voiture sur le bas-côté du pré d'Albret, abaissa le dossier du siège pour former une couchette. Il sortit de sa poche la boule à neige qu'il fit danser sous la lumière d'une lune qui commençait tout juste à décroître. Il se répéta la dernière phrase qui avait percuté l'une de ses bulles gazeuses errantes : « Il n'y a plus personne à tuer. » Quant à l'autre infime élément qui l'irritait, il l'avait résolu, et il n'avait pas d'importance : il s'agissait du nom du psychiatre, Martin-Pécherat. Il s'était demandé si le médecin fondait sur lui comme sur une proie, avec des questions nettes et des consignes précises. Rien à voir. Ce n'était dû qu'à son nom, qui évoquait l'oiseau rapide, le martin-pêcheur. Rien d'intéressant, cette proto-pensée pouvait mourir.
Il s'installa comme il le put dans sa voiture, un peu morose, environné par ses bulles qui patrouillaient sans relâche, seules et sans aide, sur des chemins inconnus. Bien entendu, il y avait ces cheveux dans le cagibi. Bien entendu, tout reliait Louise Chevrier aux meurtres. Mais depuis deux jours, quelque chose l'avait abandonné et avait effrité le cœur de sa conviction. Ce quelque chose était celé dans les bulles, il en était certain. Et là s'arrêtait sa pensée. Quand cette conviction avait-elle commencé à faner ? Après la visite de Retancourt chez Louise ? Non, avant. Mais Retancourt avait écrit une phrase qui, elle aussi, avait généré quelque agitation. Il relut son dernier message. Pouvais pas aller dans ses appartements, tout grince là-dedans. Voilà, c'était cette phrase et surtout ces mots : tout grince là-dedans. Adamsberg haussa les épaules. Évidemment que tout grinçait. Comme le Santiago de Magellan avait dû grincer de tous ses mâts et bordages avant d'aller se fracasser contre une falaise noire, dans une baie fermée. Mais au point où il en était, il ouvrit son carnet et nota : Tout grince là-dedans.
Il y avait encore autre chose d'un peu frémissant dans le message de Retancourt : mais ça bavarde et ça roucoule sans cesse, pas trop mon truc.
Roucoule. Il revenait au pigeon. Il recopia studieusement l'extrait qui l'intéressait : ça roucoule sans cesse. Puis referma son carnet avec une sorte de dégoût.
XLII
Dès six heures du matin, le corps endolori par sa nuit en voiture, Adamsberg se mit en route à la recherche d'un ruisseau repéré non loin sur sa carte. Il passa devant un café qui levait son rideau, mais jugea préférable de n'y entrer qu'après s'être lavé et vêtu d'habits moins froissés. Froissés comme Froissy. Martin-Pécherat comme martin-pêcheur. C'était comme cela, les mots.
Le filet d'eau était clair et glacé, mais Adamsberg aimait les filets d'eau claire et n'était pas frileux. Une fois propre et correctement habillé, les cheveux encore mouillés, il commanda un petit-déjeuner dans ce café de village où il était le premier client. Le bain l'avait décrassé de ses pensées sombres mais il sentait, au tourbillon de neige qui lestait sa poche, que les bulles gazeuses bâillaient, s'étiraient, reprenaient peu à peu leur danse incertaine. Il ouvrit son carnet et nota : Martin-Pécherat = martin-pêcheur. Affaire réglée. Qu'il souligna d'un trait sec. Veyrenc lui envoya un message alors qu'il rejoignait sa voiture, à sept heures et demie.