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— Aucune idée.

— Débrouille-toi au mieux. Je vais chercher à dîner.

— On ne va pas chez le routier ?

— Non.

Sans être sourcilleux sur la nourriture, Veyrenc n'avalait pas n'importe quoi avec l'indifférence d'Adamsberg. Il estimait que l'ordinaire était déjà assez difficile à vivre et la vie assez âpre à fréquenter pour qu'on ne bousille pas l'éphémère bien-être des repas. Adamsberg envoya son premier message à Mathias.

— Emplacement trouvé. Cinq kilomètres deux cents de Lourdes, prends la C14 qui contourne le chemin Henri IV, en direction de Pau. Parcelle « Pré Jeanne d'Albret », quatre hectares, sur ta carte topo. Tu y verras ma voiture, bleu vif.

— Matériel déjà chargé. Je pars sur-le-champ, pause cinq heures en milieu de nuit, attends-moi vers 11 heures demain.

— Un de mes hommes sur place. La femme demain à 12 h 15.

— Qui est cette femme qui en vaut dix ?

— La déesse polyvalente de la Brigade. L'arbre de la forêt. Shiva aux dix-huit bras.

— Huit bras. Belle ?

— Chacun son avis. Comme pour tout arbre magique, l'écorce peut être rude.

Adamsberg joignit ensuite Retancourt, par écrit toujours, pour économiser sa batterie.

— Fouille archéologique. Je suis sur les lieux avec Veyrenc. Vous nous épaulez ?

« Épauler », pensa Adamsberg, était un terme propre à stimuler l'énergie toujours aux aguets de Retancourt. Mais l'esprit du lieutenant n'était bien entendu pas si simple et l'écorce était rude.

— Fouille pour quoi ?

— ADN de notre possible tueuse.

— Louise ? J'ai déjà volé la petite cuillère.

— Je sais.

Réponse laconique qui, pour les meilleurs habitués de la Brigade, équivalait à l'usuel « Je ne sais pas » d'Adamsberg.

— Fouille de quoi ?

Question qu'il ne pouvait plus à présent éluder.

— D'un ancien reclusoir. Une femme y a vécu cinq ans, après avoir été séquestrée et violée.

— Quand ?

— Quand j'étais môme.

— C'est pour cela que vous avez demandé à Danglard de disserter sur les femmes recluses ?

— En partie.

— Et pourquoi cette recluse de votre enfance serait la nôtre ?

— Vous connaissez beaucoup de reclusoirs de cette époque ?

— Je ne connais rien aux reclusoirs.

— Bernadette Seguin, ou sa sœur Annette, qui porte aussi le prénom de « Louise », a pu y vivre. Nous ne sommes que trois, et il va y avoir beaucoup de terre à charrier.

— Quel train ?

Ce ne fut pas le dérisoire argument sur les filles Seguin qui avait fait basculer Retancourt, comprit Adamsberg. Mais cette masse de terre à charrier, avec seulement trois gars.

— 06 h 26, arrivée Lourdes 12 h 15. Vous y ferez la connaissance de mon ami Mathias, préhistorien.

— Beau gars, à tant faire ?

— Plutôt. Pas bavard. L'écorce peut paraître un peu rude.

La satisfaction de la découverte du pigeonnier — il se répéta plusieurs fois le mot — avait apaisé la palpitation pénible des bulles gazeuses. Adamsberg partit en quête de bois pour le feu. Puis il édifia son foyer, qu'il encercla de pierres, à bonne distance du pigeonnier. Il fallait le temps que des braises se forment. Car Adamsberg était bien certain que Veyrenc ne rapporterait pas des sandwichs mais des pièces à griller.

Tout en surveillant son feu, il rouvrit son carnet. La pause aurait été de courte durée. Il relut, dans l'ordre, les phrases qu'il avait écrites dans l'espoir d'un éclatement de bulles. Comme on repasse sa leçon sans en saisir un traître mot.

Pigeonnier, j'ai pas trouvé le mot.

Évitement : angoisse de l'entrave (pigeon entravé) ou angoisse d'être pigeon (psychiatre).

Il n'y a plus personne à tuer (Veyrenc).

Tout grince là-dedans (Retancourt).

Ça roucoule sans cesse (Retancourt).

Martin-Pécherat = martin-pêcheur. Affaire réglée.

À vrai dire, cette liste évoquait plus une incantation ésotérique, un mantra, qu'une quelconque recherche de sens. Peut-être les bulles gazeuses n'étaient-elles que des particules affolées en quête de mysticisme et non d'une résolution pragmatique d'enquête policière. Peut-être étaient-elles ces grains de folie dont chacun parle sans trop savoir de quoi il s'agit. Peut-être se foutaient-elles de son travail. Ou du travail à titre général. Peut-être jouaient-elles, dansaient-elles et, tel l'élève qui rêve, se donnaient-elles l'apparence de bulles studieuses pour tromper leur espion. Lui en l'occurrence, qui s'imaginait qu'elles bossaient, alors qu'elles prenaient du bon temps.

Le lit de braises était prêt quand Veyrenc revint de ses courses et s'affaira aussitôt.

— Joli feu, apprécia-t-il. Ce qui compte dans un feu, c'est son harmonie. L'efficacité en découle.

Veyrenc installa un grand gril sur les tisons, disposa côtelettes et saucisses, alluma un camping-gaz pour faire réchauffer des haricots en boîte.

— Désolé pour les légumes, dit-il. Je ne vais pas non plus t'écosser des petits pois et découper des lardons.

— C'est parfait, Louis.

— Je n'ai pas pris de verres à pied non plus. Inutile de renverser le vin dans l'herbe.

Hormis les tracas de sa liste de mantras ésotériques et de ses bulles évadées en école buissonnière, Adamsberg ressentit un plein contentement à respirer l'odeur des grillades et contempler l'organisation du campement. Il laissa Veyrenc disposer assiettes et couverts, comme l'aurait fait Froissy, extraire deux verres de son sac à dos, qu'il cala dans l'herbe tassée, et déboucher une bouteille de madiran.

— Au reclusoir presque exhumé, dit-il en emplissant les verres.

Veyrenc sala, poivra et servit viandes et légumes. Les deux hommes mangèrent en silence pendant un bon moment.

— « Au reclusoir presque exhumé », répéta Adamsberg. Parce que tu y crois ?

— Peut-être.

— Tu fais ton maïeuticien.

— L'art est que tu ne puisses jamais savoir quand je le fais ou pas.

Le portable d'Adamsberg grésilla dans l'herbe. Message. Il était neuf heures trente. Adamsberg se pencha dans l'obscurité pour l'attraper.

— Tu dis que nous sommes tous névrosés, mais les portables aussi, c'est certain.

Adamsberg ramassa le téléphone et leva la main.

— C'est Louvain, dit-il avec une fébrilité soudaine. Les résultats, l'ADN.

Adamsberg retarda l'annonce de deux secondes avant d'appuyer sur la touche. Il lut, en silence. Puis passa le téléphone à Veyrenc.

— Analyse partielle de séquences fragmentaires mais représentatives des cheveux et cuillère. Pas de correspondance. Demain, après analyse complète, il se peut que je trouve un cousinage de cousinage de cousinage. Cela t'aide ou cela t'enfonce ?

— Je m'y attendais, répondit Adamsberg, déchiffrant les touches dans le noir. Merci.

Il tendit l'appareil à Veyrenc. L'écran lumineux bleutait le visage du Béarnais, à nouveau durci, minéral.